LE DÉBARQUEMENT DE PROVENCE 15 AOÛT 1944 LES CONTINGENTS AFRICAINS
La
mission des historiens est de travailler à écrire, sans complaisance,
l'histoire des combattants. Elle est aussi de se demander comment faire de cette
histoire un chapitre de l'histoire de France, de l'histoire de l'Afrique et de
ses différents Etats, et de l'histoire de l'Europe, où tous puissent trouver
des leçons pour l'avenir, et surtout des motifs d'estime réciproque. Ainsi
passera-t-on des mémoires à l'expérience. Transformation qui ne saurait éteindre
la dette que la République a contractée vis-à-vis des soldats africains.
L’Afrique
a été, nul ne l’ignore, le lieu de la réorganisation d’une armée française
suffisamment puissante pour permettre à la France combattante de jouer un rôle
significatif. Sur sept grandes unités de l’Armée B, appelée à former en
1944-1945 l’essentiel du corps de bataille français, trois portent des dénominations
faisant explicitement référence à leurs origines nord-africaines : la 3e DIA
(Division d’infanterie algérienne), la 2e DIM (Division d’infanterie
marocaine) et la 4e DMM (Division marocaine de montagne). Deux autres sont
issues des troupes de Marine : la 1re DFL (Division française libre) et la 9e
DIC (Division d’infanterie coloniale) et à ce titre originaires d’Afrique
noire. Des régiments de l’armée d’Afrique, zouaves, légionnaires, spahis,
chasseurs d’Afrique, figurent dans l’ordre de bataille des 1re et 5e
Divisions blindées.
Il
faut aussi rappeler la participation à la campagne du groupe des commandos d’Afrique,
et des trois Groupements de tabors marocains. Au 1er juillet 1944, sur 200 000
hommes à pied d’oeuvre en Afrique du Nord et en Italie, au titre de l’Armée
B, les Français et les indigènes sont en nombre à peu près équivalent
(respectivement 90 000/110 000, dont environ 95
000 Maghrébins et 15 000 Africains d’Afrique noire).
La
valeur de ces troupes, déjà éprouvée à l’occasion des campagnes d’Afrique
du Nord et d’Italie, est restée proverbiale. " Comment voulez-vous, déclarera
un colonel allemand, que mes pauvres garçons puissent se mesurer avec vos
troupes africaines, manoeuvrières et aguerries ? ". Parmi les faits
d’armes, il convient de citer le rôle des tirailleurs sénégalais dans la
libération de Toulon, celui des tabors et des tirailleurs algériens dans la
libération de Marseille. Mais une armée forme un tout, et tel exploit d’une
unité n’est concevable que par la coopération avec d’autres unités de
combat, mais aussi avec des armes et services moins célébrés, mais
indispensables. A qui attribuer le mérite d’avoir atteint les objectifs
essentiels, Marseille et Toulon, avec près d’un mois d’avance sur les prévisions,
sinon à un état d’esprit général qui a autorisé, comme le souligne de
Lattre, toutes les initiatives et toutes les audaces du commandement ?
Dans
cette armée, d’ailleurs, à qui réservera-t-on la dénomination d’Africains
? On serait légitimement tenté, de nos jours, de la conférer aux héritiers
des cultures arabo-berbères, ou encore négro-africaines, dont les peuples ont
depuis recouvré leur souveraineté. Mais serait-on en droit de le refuser aux
pieds-noirs, et plus généralement aux Français d’Afrique, qui, pour
beaucoup, considèrent alors, avec passion, sinon avec lucidité, ce continent
comme le leur ? Voire à ces officiers de l’armée d’Afrique ou de l’armée
coloniale dont bon nombre connaissent mieux l’Afrique, ses langues et ses
peuples, que bien des spécialistes ? En fait, ces Africains à titres divers réalisent,
fugitivement, une union qui est plutôt la convergence d’un réseau de projets
qu’une ambition commune.
L’union
naît d’abord de ce que l’on peut appeler un amalgame. Le contingent mêle
des Français, citoyens mobilisés selon les principes du service militaire
universel, et des " indigènes " (pour reprendre la terminologie
d’alors) soumis pour la plupart (Algérie, Tunisie, Afrique noire) à une
conscription partielle. A ces mobilisés s’ajoutent des engagés volontaires
de toutes origines, Français ou " indigènes " de l’armée de métier,
ou évadés de métropole, ou légionnaires. Le pourcentage des indigènes dans
les grandes unités varie entre un quart (divisions blindées) et deux tiers
(divisions d’infanterie coloniale). Ils servent surtout dans les régiments
d’infanterie (à raison d’environ 70 % de l’effectif total) et de
cavalerie, mais sont représentés dans toutes les armes. Ils sont ainsi environ
30 % dans l’artillerie et 40 % dans le génie. Ils sont de même présents
dans les services et soutiens (par exemple le 6e RIA sert à constituer les 503e
et 504e Groupes de transport), ainsi que dans les formations sanitaires. Cet
amalgame, il est vrai, diminue à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie,
puisque, au 1er mai 1944, les officiers indigènes ne représentent que 2 % du
total, et les sous-officiers 20 %.
Cette
armée reflète aussi le pays d’où elle est sortie. Ce sont ces Français
d’Afrique du Nord, dont beaucoup sont naturalisés depuis une ou deux générations,
formés à l’école de la République, animés d’un patriotisme de frontière,
prêts à se dévouer à la grandeur d’une France dont ils sentent obscurément
qu’elle est garante de leur enracinement. Ce sont les paysans d’Afrique,
accoutumés à une vie rude et frugale, et à l’autorité sans conteste de
leurs notables, sous le commandement des administrateurs ou des officiers
d’affaires indigènes français, commandement accepté et même respecté,
pour peu que les chefs manifestent leur intérêt et leur compréhension pour
leurs administrés. Outre un solide encadrement, rompu au commandement des
troupes non-européennes, l’armée offre au jeune " indigène "
l’occasion d’une sorte d’émancipation de son milieu social et de sa
condition coloniale, en prouvant sa valeur guerrière. Elle ne manque pas, non
plus, de respecter ses croyances (et notamment de célébrer les fêtes
religieuses pour les musulmans). Cette armée exprime .
Ainsi
une certaine idée de l’Empire, mosaïque de peuples rassemblés sous la
tutelle française, et condition de la grandeur de la France. Comment ne pas
comprendre que nombre de Français aient vu dans le débarquement de Provence
une sorte d’accomplissement ? C’est le cas notamment des pieds-noirs, pour
lesquels leur engagement doit renouveler le pacte d’union du pays natal avec
la métropole.
Simultanément,
nombre de jeunes soldats " indigènes " sont assoiffés de
reconnaissance : libérer la France, c’est demander à celle-ci de tenir
compte de l’identité de son propre pays, voire préparer son émancipation.
La montée des nationalismes pendant la guerre est indéniable (manifeste du
peuple algérien de Ferhat Abbas en 1943, manifeste du parti de l’Istiqual au
Maroc en janvier 1944, suivis de manifestations durement réprimées). Les
habitants de l’Afrique du Nord, déjà ébranlés dans leur représentation de
la puissance française, ont pu mesurer, notamment depuis novembre 1942, la supériorité
numérique, matérielle et technologique américaine. Les restrictions imposées
par la guerre, souvent discriminatoires, comme le remarque Albert Camus, ne font
qu’aggraver les mécontentements. La veille du jour J
en
Provence (14 août 1944), le général de Gaulle écrivait au général Henry
Martin, commandant le 19e corps d’armée, qu’" il s’agit d’empêcher
que l’Afrique du Nord glisse entre nos doigts pendant que nous libérons la
France ". Si, du côté des ressortissants d’Afrique noire, l’évolution
est moins radicale, aspirations des élites et promesses françaises (discours
du général de Gaulle à Brazzaville, 30 janvier 1944) constituent les
fondements d’une remise en cause de l’ordre colonial dont les effets se font
sentir jusqu’à aujourd’hui.
On
trouvera ainsi parmi les combattants, luttant avec le même enthousiasme, aussi
bien des partisans de l’Algérie française que de futurs chefs du
nationalisme algérien ; les contingents marocains et tunisiens combattront avec
les encouragements du roi Mohammed V ou de Bourguiba, tous deux bien décidés
à recouvrer l’exercice de la souveraineté de leurs pays respectifs ; quant
aux originaires d’Afrique noire, ils souhaitent que leur sacrifice, que
magnifiera Senghor, leur vaille la reconnaissance (au sens plein du mot) de la République
française. Les mots d’ordre, enfin, de lutte pour la liberté sont sans doute
aussi présents dans les motivations profondes des soldats issus du continent
africain qu’ils le sont dans n’importe quelle armée alliée : à l’idéologie
républicaine répandue par l’école dans l’ensemble des territoires français
se superpose, dans certaines communautés ou certains groupes (Juifs, Noirs,
mais aussi volontaires espagnols antifranquistes, communistes), un antinazisme
plus conscient de la dimension particulière de l’enjeu. Tout ceci explique
que ce soient des contingents à moral très élevé qui débarquent en Provence
et accomplissent leur mission avec une discipline et une abnégation au-delà de
tout éloge. A-t-on toujours bien compris, comprend-on aujourd’hui, en France
et en Afrique, pourquoi ils se battaient ainsi ? Nous aimerions avoir aidé à
le faire comprendre à leurs descendants et aux descendants de ceux qu’ils ont
contribué à libérer.