La rivière Claire – 1947 2 000 marins
contre les Viets
Contre-amiral (C.R.) Pierre-Duplaix
Nom de code : Léa. Situation : le Tonkin. Objectif: détruire les bases viêt-minb.
Effectifs : 12 000 hommes dont 2 000 marins et l'auteur.
Les opérations de l'automne 1947 au Tonkin (nom de code :
Léa) ont pour but de détruire le bastion Viêt-minh - forces principales et
gouvernement rebelle - que l'on savait installés dans le triangle Chiem Hoa,
Thaï Nguyen, Cao Bang, en les prenant en tenaille entre la rivière Claire et la
frontière chinoise.
Objectif : Tuyen Quang
La branche gauche de la tenaille est l'affaire du groupement C, sous les ordres
du lieutenant-colonel Communal. A partir d'une base avancée qu'il faut établir à
Tuyen Quang sur la rivière Claire, un des grands affluents du fleuve Rouge,
trois bataillons légers doivent laisser des points d'appui à Bac Nhung, sur la
rivière Claire, et à Chiem Hoa sur le Song Cam (ou Song Gam), en progressant par
les pistes ou par ces cours d'eau difficilement praticables, puis faire leur
jonction avec les parachutistes largués dans les montagnes de la Haute Région.
La mise en place de ce dispositif et son soutien incombe à la Marine qui doit y
engager la majeure partie des forces fluviales du Tonkin en dépit de ses
responsabilités habituelles dans le Delta. Rassemblées à Hanoi le 3 octobre, les
forces prévues pour Léa groupent six grands et quatorze petits chalands. Les
grands sont venus par la mer avec le difficile franchissement du Cua Ba-lat à
l'entrée du fleuve Rouge, les petits par le canal des Rapides où un
second-maître a été tué d'un coup de bazooka. Pour la phase initiale, on a
constitué trois divisions navales d'assaut ou dinassauîs : 1 (capitaine de
corvette Landrot), 3 (lieutenant de vaisseau Garnier), 5 (lieutenant de vaisseau
Nivet). Il s'agit d'acheminer sur Tuyen Quang, en trois rotations, trois
bataillons d'infanterie, sept canons, une trentaine de véhicules et blindés
légers, 200 mulets, deux antennes chirurgicales, munitions et vivres pour 70
jours, soit 2 300 hommes et 2 500 tonnes de matériel.
Des rochers dominent la rivière
Les parachutistes sont largués sur la Haute Région le 7. Hélas, la crue du
fleuve Rouge empêche le passage, sous le pont Doumer, des grands bâtiments dont
le tirant d'air, tous démontages effectués, est de sept mètres. Ce n'est que le
9 à 17 heures que le convoi des trois dinassauts peut quitter Hanoi en présence
du haut commissaire ; commandé par le capitaine de frégate Le Gouas, il s'étire
sur près de quatre kilomètres. Le cours de la rivière Claire est d'une
prodigieuse beauté : montagnes et rochers couverts d'une abondante végétation
enserrant de rares plages de sable. Mais partout la menace : le 14, alors que le
convoi reprend sa route, le commando Vitaud subit des pertes sérieuses.
Landrot et Garnier dans les embuscades
Trois embuscades ont marqué les opérations fluviales. L'ennemi s'organise sur la
rivière Claire de part et d'autre de Phu Doan. Il faut néanmoins compléter les
approvisionnements de la base avancée de Tuyen Quang et en évacuer les blessés,
ce qui ne va pas sans risques.
Le 23 octobre le convoi montant du capitaine de corvette Landrot est arrêté à
Khoan Bo au Km 86 par feu très violent. Le lendemain le convoi descendant du
lieutenant de vaisseau Garnier est à son tour la cible de l'artillerie viêt-minh.
Le 15 octobre, sous le commandement de Garnier, huit bateaux partent vers Chiem
Hoa avec le bataillon Kergaravat du 6e RIC, leurs munitions et
approvisionnements. Au Km 14 commence la remontée du Song Cam, tantôt rivière,
tantôt torrent encombré de rochers ou de bancs de sable ou de galets. La marche
de la flottille est retardée par d'incessants échouages ; on ne franchit les
rapides qu'en faisant forcer les moteurs. La nuit, les troupes bivouaquent en
protection rapprochée des engins. Malgré des tentatives répétées, les LCM ne
peuvent dépasser le Km 35. Au lever du jour le 17, le bataillon part, ne
laissant qu'une faible escorte. Munitions et vivres sont entassés sur la berge.
L'obstination de Garnier, les risques qu'il prend, permettent les 18, 19 et 20
octobre d'amener par les LCA des chargements précieux à Chiem Hoa et d'en
ramener des blessés. Ce tour de force sera renouvelé deux fois à partir de Tuyen
Quang par Meynier puis par Cluzel, mais ce dernier, monté jusqu'à Na Don à la
limite de la Haute Région pour chercher des blessés, perdra le 2 novembre ses
deux engins éventrés sur des rochers et coulés ; les hommes seront sauvés et les
armes récupérées.
ORGANISATION DU COMMANDEMENT
L'organisation du commandement au cours des opérations amphibies était simple et
efficace. Sur le fleuve, le marin le plus ancien avait autorité sur tout le
personnel et prenait toutes les responsabilités. Dès la mise à terre l'officier
de l'armée le plus ancien prenait la totalité du commandement.
Echoués au milieu du torrent
Cependant l'état-major du groupement C a décidé le repli du « dépôt » du Km 35.
Le retour, ponctué d'échouages graves, permet aussi d'évacuer nombre de blessés.
Mais un LCM chargé de munitions et le LCA de l'arrière-garde, échoués à leur
tour, resteront quelques jours au milieu du torrent ; par chance il n'y avait
pas de Viêt-minh à cet endroit... Les petits chalands laissés le 15 à Tuyen
Quang opèrent sur la rivière Claire : ils ouvrent la route de Bac Nhung en y
transportant infanterie, munitions et vivres et passent d'une rive à l'autre les
troupes et les compagnies muletières venues par la piste, parfois durement
accrochées, et qui vont continuer au-delà de Chiem Hoa. L'engagement du 24
octobre à Phu Doan, le deuxième, fut éga-
lement meurtrier. Il toucha le convoi 3 de Garnier. Enfin, troisième et dernier
engagement, celui du 10 novembre au confluent du Song Cam et dont je fus
victime. Nous allions perdre deux bateaux sur trois et cet accrochage fut choisi
par le Viêt-minh pour illustrer son billet de 500 dongs.
Le 8 novembre donc, les LCM F et 1 et le LCA 92, avec trois enseignes de
vaisseau, partent vers Bac Nhung. Il s'agit de faire traverser la rivière au
gros du groupement C, venant d'opérer en Haute Région, puis de ramener le
bataillon Petit en deux voyages. Le 10, au départ de Bac Nhung, 120 hommes ont
pris place sur chaque LCM où sont aussi chargés munitions et vivres ; le 92,
bientôt en avarie et mis à couple du F, a embarqué la section Thomas. En tête,
le F où ont pris place, avec moi, le capitaine Calvet du 43e RI, commandant les
troupes, et l'enseigne de vaisseau Ruquet, bon connaisseur de la rivière. Le 1
suit avec l'enseigne de vaisseau Beauchard. A 850 mètres du confluent du Song
Cam, le chenal oblige à traverser la rivière pour longer la rive droite. Il est
16 h 15. Un canon de 75, bien dissimulé par des taillis à 300 ou 400 mètres,
ouvre le feu. Le F a riposté. Ce n'est qu'après le premier coup de canon que de
nombreux fusils, un mortier et trois ou quatre armes automatiques, que j'estime
réparties entre 150 et 700 mètres en amont du canon, prennent le convoi sous un
feu violent : l'embuscade a été montée de main de maître. Le F talonne sur un
fond de vase lorsqu'un obus de 75 éclate sur les superstructures : le matelot
mécanicien Lapasin, le visage déchiqueté, tombe dans une mare de sang ; le
lieutenant passager Villiers, le quartier-maître Geor-gelin, les matelots
Giacopello et Borelli et moi-même sommes atteints par des éclats. Sur le 92, le
lieutenant Thomas est tué.
Le cauchemar s'installe
Comme il semble impossible de forcer le passage ou de débarquer sur l'ennemi, je
décide, en accord avec le capitaine Calvet, de prendre pied sur la rive gauche
et transmets l'ordre au 1, lui aussi sous le feu. Méprisant le danger, Beauchard,
pour trouver un chenal, est debout sur le toit ; il réussit à. débarquer ses
troupes à 16 h 20. Sur le F, manœuvré par son patron, le quartier-maître Redor,
avec un calme exemplaire et une science du fleuve éprouvée, et où Ruquet tire à
la 12,7, le cauchemar s'installe. En sept minutes, il reçoit cinq nouveaux obus
de 75 dont deux dans. la cuve, faisant 25 morts et 60 blessés, un dans la porte,
un sur le moteur tribord et la passerelle ; le dernier met le feu à la soute
arrière. Sur le 92, à l'imitation du quartier-maître Chevillard, patron, l'équi
page et des soldats du 43° servent leurs armes sans relâche. Gagnant lentement
vers l'amont avec le seul moteur bâbord, le F parvient à la berge à 16 h 30 mais
la porte ne tombe pas. Le débarquement des valides se fait derrière Calvet qui
va se révéler un chef énergique et résolu. On organise des corvées pour prendre
les blessés. Un début d'incendie est éteint sur le 92, mais on ne peut venir à
bout de celui du F. Masqué par un éperon, le 75 s'est tu ; la berge et les
engins restent soumis à des tirs de mortier et à une fusillade abondante,
précise, meurtrière ; des hommes tombent. Lorsque tous les blessés ont été
sortis, je donne aux équipages l'ordre d'évacuer en emportant une arme
individuelle. Le matelot Borelli est à nouveau touché : il mourra dans la nuit.
L'avion s'écrase, le brancard se brise
Je fais déplacer le 1 pour le mettre à l'abri de l'explosion des munitions du F
; Beauchard, blessé, exécute la manœuvre. Toute la nuit il surveille son bateau
amarré à la berge, moteurs stoppés par un volontaire, déchargé de sa réserve
d'essence et de ses munitions. Près du confluent, les blessés graves sont
couchés dans une paillotte à l'abri des tirs. Tapis dans les herbes, grelottant
de froid, les marins tiennent un secteur : nous y avons un fusil-mitrailleur.
Par deux fois Ruquet a rampé jusqu'au 92 pour ramener le mortier et les obus ;
quand il est fauché par une balle, c'est le matelot Chatron-Collier qui va le
chercher. Les incendies des bateaux illuminent longtemps la nuit, mais les Viêts
se contenteront d'exhortations à nous rendre ; le 92 sombre près de la berge et
l'épave du F s'échoue au milieu de la rivière. Pansements et munitions nous sont
parachutés le 11 au matin. Les derniers bateaux et des colonnes progressant sur
les deux rives de la rivière Claire arrivent à la nuit. Le 12, on enterre les
morts et l'on prend avec les mêmes précautions la route de Tuyen Quang. D'abord
réunis à l'antenne chirurgicale, les blessés sont évacués par un pont aérien
d'avions légers à partir d'une piste en terre au bord de la rivière Claire. Mon
tour venu, je suis chargé sur un Morane qui s'écrase au décollage : pas de
nouvelle blessure mais il est désagréable d'être couché et sanglé sous un goutte
à goutte d'essence. Arrivé en fin de journée à l'hôpital de Lanessan à Hanoi, le
brancard se brise et me voilà tombé sur mon épaule valide ; l'infirmière me dit
: « vous n'avez pas de chance ; notre matériel est vieux mais cela n'arrive
qu'une fois l'an ». Convalescence achevée, on me confie en janvier 1948, à
Hai-phong, un nouveau détachement amphibie d'Hanoi.
L'évacuation vers Hanoi
II s'agit donc d'évacuer le matériel de la base de Tuyen Quang sans prendre de
risques. On remplace par des jonques, voire des radeaux, les engins disparus.
Les troupes marchent sur les deux rives de la rivière Claire, escaladant rochers
et pitons, déjouant les embuscades, détruisant quelques dépôts. Sa partie navale
sous les ordres du lieutenant de vaisseau Jaume, l'opération est menée à bien du
22 novembre au 8 décembre 1947.
Le bilan
Si l'on considère les résultats obtenus par ses trois groupements, l'opération
Léa a été un succès puisque, sans pertes excessives de notre côté, elle a
désorganisé le dispositif et le commandement adverses. Mais, menée avec 12 000
hommes au lieu de 20 000 prévus2, « elle ne put avoir le succès décisif et
durable qui aurait précipité la solution du conflit ». Pour la Marine
l'opération a été très onéreuse en personnel et en matériel : sur 21 bâtiments
ou engins, 7 ont été perdus dont 3 par le feu adverse ; le quart des effectifs a
été mis hors de combat, 28 morts et plus de 50 blessés.
CONTRE-AMIRAL (C.R.) PIERRE-DUPLAIX
Fusilier-marin au Tonkin, de 1947 à 1949, le contre-amiral Pierre-Duplaix
organise de 1957 à 1960 la Marine khmère. Puis, il alterne les postes d'étal-major
et l'enseignement inter-armées avec des commandements à la mer.
1. Vers l'amom, les distances .sont comptées a partir de Tuyen Quang
2, Les renforts destinés à l'Indochine avaient été acheminés sur Madagascar
(cité dans l'ouvrage du
Service historique cfc la Marine sur la guerre
Tuyên Quang est une province du Việt Nam , comprenant 5 districts (Nà Hang ,
Chiêm Hoá , Hàm Yên , Yên Sơn et Sơn Dương ), située dans le Việt Bắc au
nord-est du pays. Tuyên Quang est aussi le nom du chef-lieu de cette province,
situé à 165 km de Hanoï.
La province compte plusieurs sommets dont certains atteignent 2.000 m au-dessus
du niveau de la mer. Sa population est constituée pour plus de la moitié de Kinh
, et comporte aussi des Tày , Dao et Nùng . Son climat tropical est divisé en
deux saisons : l'hiver froid et sec, l'été chaud et humide. La température
moyenne y est de 22,4°C et le taux de précipitations varie entre 1.500 et 1.800
mm.