1954- Artillerie de position au Tonkin

Le lieutenant commandant la 172e Batterie de position jette un regard plein de fierté sur sa position. Il n’y a guère plus de trois mois qu’il est à Long-Thanh avec son unité fraîchement constituée au Centre d’Instruction d’Hanoï. Ce n’était pas sans appréhension qu’il abordait alors cette installation ; tout était à faire en même temps, les reconnaissances, les constructions, le travail topographique, la mise en place des tirs. Il ne s’en est pas si mal tiré et sa 172e batterie est à coup sûr la mieux installée de la zone. Accoudé à la visière de son observatoire recouvert d’une dalle de béton, il voit ses quatre pièces placées sur un vaste arc de cercle.

Ou plutôt, il voit les quatre bouches à feu et les têtes de quelques servants occupés à des travaux d’entretien. Car elles sont toutes solidement enterrées dans leurs alvéoles bétonnées encadrées de part et d’autres par les abris à personnel et les soutes à munitions. Il ne voit rien d’autre, le sol est net, parcouru seulement par les réseaux bas qui entourent les pièces et cloisonnent la position.
Mais sous cette nudité courent les tranchées couvertes qui permettent d’aller partout sans se montrer et aboutissent au-dessous de lui à son P.C. Il se retourne et, descendant quelques marches, se trouve dans ce P.C., pièce carrée bien protégée où se trouvent l’âme et le cerveau de la batterie.

On y entend grésiller le poste radio 608 de la liaison artillerie qui a pris tout à l’heure l’écoute pour sa vacation horaire et qui ce soir se mettra pour la nuit à l’écoute permanente, pour que le canon soit toujours prêt à intervenir sans délai pendant les heures où le Viet redouble d’activité dans l’obscurité complice.

Non loin, les téléphones, l’un en intercommunication avec les pièces, l’autre qui assure les liaisons avec le secteur. Et à côté le bouchon du bigophone ; un drôle de tuyau acoustique ce bigophone avec tous ses containers emboîtés les uns dans les autres et qui lui permet de parler avec tous ses chefs de pièce en cas de défaillance du téléphone.

Et puis voilà ses planchettes, l’une bien nette, blanche avec son quadrillage et ses points reportés avec soin, l’autre recouverte de la carte au 1/25.000e et où figure sa zone d’action : sa zone d’action est bien facile à définir, c’est un cercle ayant l’emplacement de sa batterie pour centre et la portée de son 105 HM.2 pour rayon.

Et là-dedans, il compte dix-sept postes ou ouvrages à protéger : il y a bien ceux du nord et de l’est que la batterie voisine, la 128e de position, peut appuyer ; mais il en reste onze qui ne peuvent compter que sur lui.

Et poursuivant le coup d’œil sur son P.C. il voit sur les murs ses courbes de préparation théorique, ses dossiers de postes soigneusement rangés dans des casiers et tous les cahiers où s’enregistrent ses tirs, ses consommations, ses contrôles, etc... Mais l’établissement de ces dossiers de postes a vraiment été un de ses plus gros soucis ; vingt et un postes, vingt et un plans, plus de deux cents tirs préparés. Il est allé dans chaque poste, il en a levé le plan où figurent tous les ouvrages, les réseaux de fil de fer et les points caractéristiques du terrain avoisinant.




Il a longuement débattu avec le chef de poste pour fixer remplacement des tirs d’arrêt et des tirs de protection. Il a fallu batailler car les chefs de poste voulaient des tirs partout. Il leur a fait comprendre qu’en utilisant les plans dont ils gardaient un double, ils pourraient faire déplacer les tirs prévus ou en demander de nouveaux, au moment du besoin, en utilisant les tirs préparés comme références. Il a ensuite, dans presque tous les postes, vérifié la mise en place sur un but témoin dont il avait déterminé les coordonnées.

Le Chef de poste l’a vu faire et pourra le cas échéant vérifier la valeur des éléments de la préparation. Bien sûr il y a quelques postes éloignés ses tirs.

Il est sûr de pouvoir dans toute sa zone apporter un appui efficace et puissant à tout poste attaqué. Mais à condition d’être prévenu à temps, donc à condition d’avoir de bonnes liaisons.

Ah, si, comme dans le secteur de S,., tous les postes d’infanterie étaient dotés de postes 509 alignés sur la fréquence d’artillerie, il n’y aurait pas de problème. Mais dans le quartier de Long Thanh où il se trouve il n’en est pas ainsi et il faut passer par le réseau d’infanterie.

Heureusement, de son P.C. il n’a que quelques pas à faire pour se trouver au P.C. du quartier d’où il peut parler directement à tous les postes.

La défense des postes est sans doute sa mission essentielle, mais ce n’est pas la seule. Sa carte des tirs le montre bien ; elle est, en dehors des tirs d’appui immédiat des postes, piquetée de numéros qui correspondent à des tirs qu’il a pu régler et mettre en place.

Leurs éléments dépouillés sont soigneusement enregistrés sur un cahier spécial et grâce au sondage, qu’il reçoit deux fois par jour de l’A.D,, il peut par transport de tir, coiffer instantanément tout objectif qui lui est signalé avec une précision suffisante.

Il se remémore les conditions dans lesquelles quelques-uns de ces tirs ont été accrochés : le numéro 48, la maison de cantonnier de La Xao, le 53. le coude de la digue du Song-Lay.


Cette maison de cantonnier de La Xao, située au milieu d’un bouquet de bambous est un lieu de refuge et de rendez-vous des Viets traversant le pays. Un jour l’officier de renseignement du quartier apprend qu’une réunion importante se tiendrait le lendemain à la maison à partir de 13h30. C’est un objectif à ne pas laisser échapper, mais aucun tir n’a été exécuté dans la région et il n’est pas question d’y faire un réglage.

Heureusement, la carte au 1/25.000e est bonne et la maison y figure ; à huit cents mètres à l’est se trouve un carrefour de piste qui est aussi reporté et qui est vu du poste de Vong-Dan.

Au jour dit, un réglage de précision sera fait sur le carrefour et après un transport de tir, un tir d’efficacité sera déclenché, à cadence maximum.

Ce qui était décidé est exécuté.

Un observateur se rend à 9 heures du matin à Vong-Dan et règle successivement les quatre pièces de sa batterie sur le carrefour.

Attentif à son poste, il remarque des mouvements autour du lieu de rendez-vous, à partir de 13 heures.

A 14 heures, le tir d’efficacité est déclenché : trente six coups, un tiers en fusées à retard, deux tiers en instantanées s’abattent en moins de deux minutes sur la maison. Quand la fumée s’élève il n’en reste que des ruines. D’après les renseignements recoupés d’agents et de supplétifs l’affaire a coûté huit tués et onze blessés aux Viets.

Ce n’est pas lui, par contre, qui a mis en place le tir sur la digue du Song-Lay, mais un Morane. Ce jour-là un avion d’observation d’artillerie ayant été signalé, il a fait mettre, comme cela se pratique toujours, son poste à l’écoute sur la fréquence générale de l’artillerie, commune à tous les Moranes qui n’ont pas de mission particulière.

L’observateur ne tarde pas à lancer des appels et passe le message : "Groupe de combat viet en 58.92 sur le coude de la digue - stop - Patrouille amie sur digue un kilomètre sud-est - stop - Envoyer quatre coups - stop - Annoncez batterie prête".

Un coup de sifflet. Une préparation expédiée et deux minutes après la radio passe "batterie prête". Une première salve en convergence, puis une seconde encadrent l’objectif. Le tir d’efficacité est déclenché aussitôt, vingt-quatre coups arrivent sur le groupe V.M. qui se disperse à toute allure laissant des corps sur l’emplacement occupé et derrière lui des traînards, probablement blessés. La patrouille arrivée sur les lieux après, retrouve quatre cadavres, un F.M., trois fusils, des munitions.

Et bien d’autres de ces numéros de tirs portés sur la carte représentent des ouvertures de routes, des patrouilles accrochées au cours desquelles le D.L.O. a fait régler des tirs, pour protéger nos unités en difficulté ou pour contrebattre l’ennemi dans ses repaires.

Aussi maintenant la 172e batterie connaît et possède bien sa zone d’action et le Viet ne peut pas y agir à sa guise sans risque.

Mais elle va avoir à le montrer ; le commandant de quartier vient d’entrer dans son P.C. tenant à la main un télégramme :

"Le secteur me confirme les menaces signalées par mon officier de renseignement.

Un ou deux bataillons du 50 renforcés de régionaux doivent attaquer cette nuit, ou la prochaine, un des postes de la R.P. 58 My Long ou Thu Nat.

My Long avec le P.C. de la compagnie, appuyé aussi par la 128e batterie de position, ne m’inquiète pas trop.

Mais Thu Nat dont la modernisation n’est pas terminée, tenu seulement par deux sections dont une de supplétifs, me préoccupe davantage."

Presque en même temps arrive le radio du réseau d’artillerie qui vient de recevoir de l’artillerie du secteur un message confirmant le renseignement et précisant que My Long serait appuyé par la 128 et que la 172 n’aurait en principe à s’occuper que de Thu Nat. Cela simplifie les affaires.

Thu Nat est un ancien poste en briques et maçonnerie qui a été récemment complètement remanié. . Il comprend maintenant un ouvrage central qui n’est autre que l’ancien poste rasé aux trois quarts et trois blockhaus enterrés, moitié en béton, moitié en matériaux de campagne. Le travail n’est pas tout à fait terminé. Les réseaux de barbelés sont en place, les champs de tir dégagés, les blockhaus achevés, mais le central laisse encore beaucoup à désirer.

L’appui d’artillerie prévu comporte quatre tirs d’arrêts encadrant dans le sens du tir et perpendiculairement tout le poste et cinq tirs de protection, l’un sur un pagodon, les quatre autres aux lisières des villages voisins et le long du Rach. Un tir de réglage a été fait sur le but témoin.

Le dossier d’artillerie du poste donne tous les éléments.

Pendant que le lieutenant de tir de la batterie, exploitant le sondage qui vient d’arriver de l’artillerie du secteur, met à jour ses courbes de correction théorique, le commandant de batterie et le commandant du quartier se rendent au poste radio du P.C. Le commandant de batterie prend lui-même le micro, entre en contact avec Thu Nat dont le chef vient aussi à l’appareil.

Quatre coups vont être envoyés sur le but témoin qui permettront de vérifier les éléments de la préparation. Ensuite, le quartier restera à l’écoute permanente et Thu Nat, tant qu’il ne se passera rien, se contentera de faire une prise de contact radio toutes les heures.

Les quatre coups de vérification sont envoyés.

L’écart observé est insignifiant ; il suffira donc dans la nuit de suivre les variations de température aux soutes et à l’extérieur pour tenir à jour les éléments du tir.

Le chef de poste signale qu’il n’aperçoit aucun ennemi et que tout serait normal si les paysannes trottinant sous leurs balanciers, les travailleurs dans les rizières et les pêcheurs sur les arroyos, n’étaient devenus progressivement rares, et lointains.

Une atmosphère inquiétante s’est petit à petit répandue, autour de son ouvrage. Ses Vietnamiens le sentent particulièrement ; ils demeurent silencieux et ne se livrent pas à leurs distractions et à leurs jeux familiers en fin de journée.

Le jour s’achève et chacun prend à ThuNat comme à Long Thanh ses dispositions pour la nuit, prêt à sauter aux postes de combat, les officiers couchés à côté de leurs postes radios.


Les heures passent. 21 heures. 22 heures, 23 heures, minuit ; le contact radio est pris régulièrement avec Thu Nat qui ne signale rien.

Minuit quarante-cinq - Thu Nat appelle : des bruits suspects sont entendus, des points lumineux vus dans les villages nord-ouest du poste. La batterie doit se mettre sur les tirs de protection "mandarine 2 et 3" prête à ouvrir le feu.

Un coup de magnéto sur le réseau téléphonique des pièces et tout le personnel saute des abris de repos dans les alvéoles ; les lampes des piquets de repérage s’allument et les quatre tubes prennent la direction voulue. Deux minutes ne sont pas écoulées quand Long Thanh annonce "batterie prête".

Minuit cinquante - Dans la direction du nord-est apparaît une série de lueurs, puis arrive le bruit lointain d’une fusillade, dense, entrecoupée de nombreux coups sourds. Presque, en même temps la radio annonce : "nous sommes attaqués de toutes parts. Déclenchez tous les tirs d’arrêt".

Ce n’est sans doute pas exact ; il est peu probable que le point d’appui soit attaqué simultanément de toutes parts ; mais ce n’est pas le moment de discuter. Pour commencer la batterie envoie seize coups sur chacun des quatre tirs d’arrêt.

0h58 - "Exécuter tirs 1 et 2" commande Thu Nat. Vingt-quatre coups sont aussitôt envoyés sur chacun de ces tirs. Mais Thu Nat est devenu silencieux, cependant que dans l’intervalle du départ des coups, les bruits lointains de la fusillade, mêlés aux arrivées des projectiles et sans doute à celles des coups de mortiers s’entendent distinctement.

La batterie achève ses tirs ; mais elle ne peut rester inactive ; les tirs d’arrêt sont donc maintenus chacun à la cadence d’un coup par minute.

1h10 - Un, deux, trois claquements guère plus bruyants que de lointains pétards, des sifflements suivis de brutales explosions qui font résonner les abris ; les Viets ne veulent pas laisser la batterie, travailler en paix et cherchent à la neutraliser avec leurs mortiers. Les armes automatiques de notre poste se mettent aussitôt à cracher dans la direction hypothétique des mortiers, celles des Viets ripostent aussitôt et un beau charivari se déclenche ; il ne gêne ni les mortiers qui continuent l’arrosage, ni les canons qui poursuivent leurs tirs.

1h15 - Enfin, Thu Nat reprend ses émissions. Le chef de poste a pris le micro. Le commandant de batterie en fait autant à Long Thanh. L’attaque est menée sur les blockhaus nord et nord-est.

Les Viets sont dans les fils de fer, peut-être même les ont-ils franchis ?

Il faut rapprocher les tirs au ras des ouvrages.

Plan du poste en main, le commandant de batterie, par bonds de cinquante ou vingt-cinq mètres place ses tirs au plus près, puis les exécute à cadence maximum.

Pendant ce temps, après quelques minutes d’interruption le tir des mortiers sur la batterie a repris avec une violence accrue et surtout une bien meilleure précision. Un projectile tombé dans une alvéole de pièce vient de mettre trois servants hors de combat. Mais les guetteurs ont pu localiser l’emplacement de deux mortiers. Mettant à profit un moment où la situation à Thu Nat paraît se calmer, une section est retirée de l’appui du poste pour faire taire ces maudits mortiers, Quelques coups bien ajustés et l’affaire est faite.

1h45 - Après une nouvelle période de silence, le chef de poste de Thu Nat reprend la parole "Les Viets ont enlevé le blockhaus nord et sont à l’intérieur du dispositif. Tirez sur le poste".

Et l’artillerie exécute. Elle ratisse l’ensemble du point d’appui par un tir fusant en fusées pozit sur trois cents mètres de large et autant de profondeur.

Ce tir est maintenu et renouvelé pendant plus d’une heure.

Pendant tout ce temps la situation de Thu Nat demeure angoissante. Le chef de poste soumis à un feu violent d’armes automatiques et de mortiers est coupé de toutes communications avec ses blocs extérieurs ; il ne sait pas au juste quels sont ceux qui tiennent encore. Le poste est rempli de blessés et de morts.

3h00 - "Le bloc central est attaqué sur sa face sud-est. Déclenchez tir d’arrêt n° 3 ".

C’est un tir dans l’axe, il peut donc être collé au bloc lui-même, entre barbelés et le bloc, quarante- huit coups sont envoyés en moins de deux minutes puis un tir fusant est lancé à la demande ; peu à peu l’étreinte semble se desserrer.

Il faudra encore lancer deux fois un ratissage fusant sur tout l’ouvrage. Mais le Viet a eu trop de casse, il renonce à enlever Thu Nat.



Les derniers tirs demandés, peu avant que le jour ne se lève, sont les tirs de protection sur les éléments qui se retirent ; les abords de la route, les lisières des villages, le pagodon reçoivent chacun quelques coups.

Mais la nuit a été chère en munitions ; plus de mille obus ont clé consommés ; il convient, maintenant que le péril est passé, de ménager les approvisionnements qui restent.

Car il en faudra encore : le secteur vient de passer un message annonçant qu’une opération est montée pour dégager, ravitailler et relever la garnison de Thu Nat. Cela ne se fera sans doute pas sans peine, ni sans obus.

Aussi, sa tâche de la nuit à peine achevée, la 172e batterie doit songer à celle, du lendemain.

Le commandant de batterie partira en D.L.O. avec le bataillon de tête ; il veut être parmi les premiers à voir les résultats de son travail.

Mais déjà, il a eu sa récompense quand après cette nuit angoissante, la première pensée du chef de poste de Thu Nat a été de lui dire "Merci et bravo" .

Colonel DURAND.

Source: BAS'ART

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