CHAPITRE III
LES PREPARATIFS DE LA BATAILLE. – La prise de contact des positions allemandes. Tentatives de débordement. Le dispositif de la 1re Armée Française. Plan du Général de Lattre. La mise en place des troupes.
Les conditions défavorables dans lesquelles l’armée française était arrivée au pied de l’obstacle à la fin du mois de septembre n’avait pas empêché le général de Lattre de tenter de le franchir ou de le contourner. On pouvait penser, en effet, que l’ennemi n’avait pas disposé du temps suffisant pour regrouper complètement ses forces et organiser ses positions.
Devant le raidissement de la résistance allemande en avant de Belfort et de Montbéliard, c’est dans les Vosges que la solution avait été recherchée. Le 2e C.A. disposant des deux divisions blindées, 1re et 5e D.B., avait reçu l’ordre d’engager une série d’actions offensives dans le secteur Moselle-Moselotte. D’importants gains de terrain avaient été réalisés. Mais, là aussi, l’ennemi s’accrochait au terrain et manifestait même une grande activité d’artillerie et de reconnaissance. Les conditions atmosphériques devenaient de plus en plus défavorables.
D’autre part, le Général commandant la 1re Armée devait tenir compte de la nécessité d’appuyer et de couvrir le 6e C.A.-U.S. qui attaquait dans le Nord et demandait à plusieurs reprises que le front tenu par l’Armée Française fût étendu.
Les opérations offensives du 2e C.A. durent être arrêtées le 18 octobre. Le général de Lattre n’en conservait pas moins ses intentions offensives qu’il exprimait dans son instruction personnelle et secrète n° 4 adressée à ses deux commandants de corps d’armée.
Mais il devait subir la nécessité de « préparer » une attaque de style. Et cela impliquait des délais.
Après l’arrêt des opérations du 2e Corps dans le secteur Moselle-Moselotte, la 1re Armée Française tenait, avec quatre divisions d’infanterie en ligne, un front de 115 km, s’étendant de la Forge (10 kilomètres à l’ouest de Gérardmer) à la frontière suisse. Le dispositif général des forces en contact était alors le suivant :
Au nord, le 2e C.A. avec deux divisions en ligne tenait le front : la Forge, Cens-la-Ville, Lansauchamp, le Haut-du-Faing, les hauteurs au sud de Cornimont, la Tête du Midi ; ces positions étaient occupées par la 3e D.I.A.. Plus au sud, la 1re D.I.M. tenait Lettraye, les hauteurs ouest de Haut-du-Them, la Pilie, la houillère de Ronchamp.
Au sud, le 1er C.A. avait également deux divisions d’infanterie en ligne : la 2e D.I.M., qui tenait le front Eboulet, Frederic-Fontaine, Lomontot, Migna, Villers, Longeville ; et la 9e D.I.C. ; dont le front passait au sud de Colombier-Châteleau, et aux lisières nord de Grand-Bois, d’Autrechaux et de Blamont.
Elle disposait en réserve, dans la région de Luxeuil, Vesoul, de deux divisions blindées : 5e et 1re D.B., cette dernière récemment retirée du front et ayant besoin d’une remise en condition. Elle disposait, en outre, d’unités diverses : le 1er Régiment de parachutistes, le Groupement de Commandos, le 7e R.C.A. stationnées en arrière du front.
Cependant, dans les premiers jours de novembre, comme suite aux instructions reçues du 6e Groupe d’armées U.S., lesquelles demandaient à la 1re Armée française d’entreprendre un puissant effort dans la région sud de Gérardmer pour appuyer la 7e Armée U.S., le Général commandant l’armée dut ordonner au 2e C.A. de déclencher une attaque à objectif limité dans le secteur de la 3e D.I.A. sur l’axe Sapois, Rocheson. A la date prévue, le 3 novembre, l’attaque de la gauche du 2e C.A. débouchait sur un front de 15 kilomètres entre Julienrupt au nord et la Moselotte de Lansauchamp au sud. L’attaque se heurtait, dès l’abord, à une violente opposition. Cependant, grâce à l’effet de surprise réalisé, grâce aussi au résultat des feux d’appui de l’artillerie et de l’aviation, la résistance ennemie fut écrasée et l’objectif fixé était en majeure partie atteint dès le 3 novembre au soir. Après quatre jours de combat, du 3 au 6 novembre, la gauche du 2e Corps avait réalisé une progression moyenne de 4 à 5 kilomètres, aligné son front sur la ligne la Forge, Haut-du-Faing et, par la conquête de positions importantes telles que la Roche-des-Ducs et la Tête-de-la-Neuve-Roche, avait placé l’important nœud de communications de Vagney à l’abri des tirs observés de l’artillerie ennemie : 152 prisonniers avaient été faits dans le secteur de la 3e D.I.A. Nos pertes s’élevaient à 127 tués ou disparus et 517 blessés.
Ces opérations, quoi qu’elles eussent eu à remplir un but stratégique d’ensemble, entraient pour une part dans les vues du général de Lattre. Il importait, en effet, de laisser croire à l’ennemi que le commandement français persistait à vouloir réaliser la « percée » à travers les cols des Vosges. Les opérations antérieures menées par le 2e C.A. le lui avaient laissé croire. D’autre part, une campagne de fausses nouvelles était déjà lancée en vue de le maintenir dans cette supposition.
L’intention du général de Lattre était tout autre. Son plan consistait à lancer son attaque principale dans la trouée de Belfort en débordant largement la place par le sud en direction de Mulhouse, tout en exerçant une forte pression contre l’ennemi dans la partie méridionale des Vosges, de manière à le rejeter si possible au-delà des crêtes ou tout au moins à immobiliser ses réserves durant le développement de l’action principale.
Le 1er Corps d’Armée du général Béthouart, chargé de cette action, devait donc mener une véritable bataille de rupture. Étant donné la nature des positions auxquelles il allait falloir donner l’assaut, il était nécessaire de réaliser une surprise totale de manière à pouvoir exploiter immédiatement la percée, faire irruption sur les arrières de l’ennemi et l’empêcher de se ressaisir soit sur la première position de résistance soit sur la deuxième.
Le plan impliquait donc que le maximum de moyens, en particulier en blindés et en artillerie, fût attribué aux unités chargées de fournir l’effort. C’est pourquoi, dès la deuxième quinzaine d’octobre, alors que le général de Lattre eût décidé de réaliser sa manœuvre et en eût arrêté la date, le glissement des forces nécessaires à l’opération fut exécuté dans le plus grand secret
L’instruction personnelle et secrète n° 4 avait fixé la forme générale de la manœuvre, les missions et les objectifs des corps d’armée. Aussi, tandis que les troupes piétinaient sur les positions ne se livrant qu’à des actions locales, et que les blindés s’enlisaient dans la boue et la neige, les commandants des grandes unités mettaient au point les détails de l’opération. Des mesures draconiennes furent prises en vue de garder le secret : tous les documents d’État-major étaient dactylographiés et portés aux destinataires par les officiers d’État-major eux-mêmes.
En même temps que la campagne de fausses nouvelles était lancée tendant à laisser croire à l’imminence de l’attaque dans le secteur des Vosges, on alla jusqu’à entretenir dans l’esprit du soldat une psychose « de déception » quant aux intentions offensives du Commandement. La 5e D.B. fut envoyée « au repos » dans la région de Remiremont.
Cependant le général Béthouart, retiré dans son Q.G. sur une colline du Jura, loin de toute agglomération, travaillait en silence avec son état-major, pour mettre méticuleusement au point les détails de l’attaque. Tandis que le 2e C.A. maintenait son attitude agressive sur tout le front des Vosges, une quantité considérable de munitions et la grosse artillerie étaient discrètement mises en place derrière le front d’attaque du Doubs. Les blindés quittaient les hautes vallées des Vosges pour se regrouper dans la région de Vesoul-Remiremont, puis étaient ramenés subitement vers le sud, de nuit, tous feux éteints, dans les quarante-huit heures précédant le déclenchement de l’offensive.
C’est le 11 novembre que le général de Lattre lance à ses commandants de Corps, l’ordre général d’opérations n° 148 fixant les opérations à entreprendre à partir du 13 novembre.
Tenant compte des conditions atmosphériques, actuelles dans la zone de la 1re Armée et « notamment de l’importance des étendues de terrain inondées, les missions données sont les suivantes : le 1er C.A. doit tendre à un étroit resserrement du contact des centres de résistance avancés de l’ennemi, de manière à s’assurer les meilleures bases de départ pour une « vigoureuse poursuite de l’offensive avec les blindés, aussitôt que les circonstances le permettront ». Les actions doivent être exécutées par une infanterie « dosée économiquement », mais appuyée par toute l’artillerie disponible. Elles doivent débuter le 13 novembre entre frontière suisse et Doubs, pour s’étendre progressivement au-delà du Doubs, jusqu’à la Forêt de Granges.
Le 1er C.A. a été puissamment renforcé. Outre ses unités organiques, 2e D.I.M. et 9e D.I.C., il dispose de la 5e D.B. (elle-même renforcée d’éléments de la 1re D.B.) et de la 4e D.M.M., du 9e régiment de Zouaves, du Groupement Gambiez (bataillon de choc, commandos de France, unités F.F.I.), d’un groupement de Thabors marocains et enfin d’un régiment de Dragons renforcé du groupement F.F.I. Merlat. Quinze groupes d’artillerie lui appartiennent en propre, alors que la plus grande partie de la réserve d’artillerie d’armée travaille à son profit.
Quant au 2e Corps, il devait, à partir du 13 novembre, se montrer aussi actif que le permettaient ses faibles moyens. Il devait se tenir en mesure d’appuyer, dès qu’il en aurait reçu l’ordre, l’action menée à l’aile gauche du 1er C.A. en fixant l’adversaire dans le bois de Champagnay. Le 2e C.A. en était réduit à ses éléments organiques augmentés seulement de deux groupements de Thabors marocains.