CHAPITRE II
LES CONDITIONS DE LA BATAILLE. – Le terrain. La physionomie du front, les organisations allemandes. Le dispositif de la 1re Armée Française. La 19e Armée Allemande.
A tous les problèmes d’ordre technique qu’avait à résoudre l’État-major de la 1re Armée Française à son arrivée devant la porte de Bourgogne, venaient s’ajouter des difficultés d’ordre géographique. L’armée se heurtait à un obstacle dont l’ennemi avait su utiliser les ressources pour constituer une barrière à l’abri de laquelle il avait regroupé des unités en déroute.
En art militaire, les conditions géographiques jouent, en effet, un rôle primordial. Le terrain, par sa nature même, le système hydrographique, le réseau routier, le climat, sont autant d’éléments dont les chefs militaires à tous les échelons doivent tenir compte. Cet ensemble de conditions géographiques qui nécessite une étude très poussée avant toute opération, ne se présentait pas au Général commandant la 1re Armée sous des auspices très favorables.
Le front atteint par la 1re Armée Française au début de novembre partait de Pont-de-Roide près de la frontière suisse, contournait, vers l’Ouest, les deux villes de Montbéliard et de Belfort, à environ 25 km de chacune d’elles, remontait directement vers le Nord à travers le massif vosgien, évitant Le Thillot, et atteignait le col de la Schlucht, au nord duquel était établie la liaison avec l’armée américaine. Pour atteindre la haute Alsace et le Rhin, les Français avaient devant eux un « terrain » extrêmement difficile.
Au sud, les derniers contreforts du Jura présentent un série de pentes raides séparées par ses vallées parallèles orientées sud-ouest-nord-est et communiquant entre elles par des « cluses ». Le Doubs y circule sur les deux parties de son cours. Les routes y sont rares, et la circulation difficile ; en particulier, il n’existe qu’une seule route allant de la région de Pont-de-Roide à celle Audincourt-Montbéliard.
Au nord, le Massif Vosgien, dont les pentes boisées s’élèvent rapidement à partir des Basses-Vosges vers le Ballon d’Alsace, est très difficilement pénétrable en dehors des routes donnant accès aux cols, et constitue un véritable obstacle auquel les rigueurs du climat venaient s’ajouter.
Entre les deux obstacles des Vosges et du Jura, qui masquent vers l’est la plaine d’Alsace, se trouve la Trouée de Belfort, dont l’histoire a consacré l’importance militaire. Vers l’ouest, en avant de la Trouée, s’étend la plaine de Lure, partiellement couverte de forêts et sillonnée par les nombreux cours d’eau qui descendent des Vosges. A partir de la ligne Belfort-Montbélaird jusqu’à celle de Dannemarie-Burnhaupt, le couloir de Belfort se présente sous l’aspect d’un sol très accidenté, où s’enchevêtrent les contreforts du Jura, au sud, et ceux des Vosges, au nord.
Les affluents du Doubs y découpent de nombreuses crêtes. Plus au sud, dans la région de Suarce, à la ligne de partage des eaux entre le Rhin et la Saône, le terrain est parsemé d’étangs et de marais. Mais, hormis cette dernière région particulièrement désavantagée, la circulation est relativement facile à travers la Trouée de Belfort. Les routes y sont nombreuses qui relient le plateau de Langres à la Haute- Alsace.
La plaine d’Alsace commence réellement au nord de la ligne Bâle-Altkirch-Dannemarie. La ville de Mulhouse y constitue le centre de convergence des routes qui viennent des cols en empruntant les vallées des Vosges, de celles qui empruntent la Trouée et enfin de celles qui parallèlement au Rhin mènent à la Basse-Alsace. Elle est située à 12 ou 13 km du Rhin, mais l’écran de la forêt de la Harth, qui s’étire sur 25 km le long du fleuve, l’en sépare.
En résumé, le terrain par sa nature même se prête admirablement à la défense et est défavorable à l’assaillant. Car le couloir de Belfort à Mulhouse, seul champ de bataille pour qui veut accéder du plateau de Langres à l’Alsace, ou inversement, est barré par un système de défense édifié au cours de l’histoire et dont Belfort constitue le plus puissant bastion. La place fortifiée par Vauban, a subi depuis lors de nombreux aménagements. Elle est entourée d’une ceinture de forts : la Miotte, Roppe, et d’ouvrages occupés et réarmés par l’adversaire : le bois d’Oye, le Salbert.
Un deuxième point d’appui était constitué par l’agglomération ouvrière de Montbéliard-Sochaux, construite dans l’angle formé par les deux rivières, l’Allan et la Lizaine. La valeur défensive des villes industrielles a été démontrée au cours des la campagne de Russie. Les files d’ateliers, d’usines et de bâtiments de toutes sortes renforcés d’obstacles et de ruines, puissamment bétonnés parfois, se prêtaient aussi bien que des fortifications de campagne à briser une attaque motorisée.
En avant de ces deux môles de résistance et couvrant la route qui les relie, se trouvait le point d’appui d’Héricourt, petite ville industrielle et nœud routier important, qui avait été également fortifiée et préparée en vue de combats de rues.
En outre, les points d’appui étaient inclus dans un système défensif dont l’ennemi avait su renforcer la puissance et l’efficacité contre les armes modernes par toutes sortes d’organisations : casemates, réseaux, champs de mines, fossés antichars, etc.
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Face à la 1re Armée Française, les forces ennemies, défendant l’accès e la Trouée de Belfort, étaient placées sous les ordres du 85e A.K., dont les organes de commandement se trouvaient à Belfort et Dannemarie, et dont le secteur s’étendait de la frontière suisse au sud, jusqu’à la ligne Miellen, Massevaux, Soppe-le-Bas au Nord.
Ce secteur était inclus dans la zone de regroupement de la 19e Armée allemande, dont les éléments avaient été disloqués au cours de la retraite désordonnée à travers le territoire français. Mais, depuis le mois de septembre, les effectifs avaient sensiblement diminué. A la veille de l’attaque, l’ennemi ne disposait entre la Suisse et les Vosges que d’une vingtaine de bataillons de types les plus variés, comprenant, outre les unités de la Wehrmacht, des formations provenant de la Marine ou de la Luftwaffe.
Ces éléments étaient approximativement répartis de la manière suivante. De la Suisse au Doubs : environ trois bataillons de formations diverses relevant de la 338e I.D. ; du Doubs à Champey, environ quatre bataillons de la Marine et de la Luftwaffe. Ces deux groupes d’unités constituaient le groupement Von Oppen.
Couvrant les avancées de Belfort vers l’ouest, dans la région Faymont-Etobon, trois à quatre bataillons sous les ordres de la 189e I.D. Plus au nord se trouvait la 159e I.D. dont la zone de commandement s’étendait aussi à certaines unités de la région d’Héricourt.
Le 85e A.K. disposait comme réserves locales de trois à quatre bataillons à Montbéliard, Giromagny, Belfort, Faverois, Dannemarie, Boron et d’une brigade SS-Panzer dans la région d’Héricourt.
En outre, la 19e Armée allemande pouvait mettre à sa disposition pour alimenter la bataille : le reste de la 338e I.D. dans le secteur de Cornimont, et la 30e Waffen-SS.
Il est à remarquer que si l’ennemi disposait d’effectifs suffisants sur la ligne de contact, appuyée par un dispositif d’artillerie largement articulé en profondeur, ses réserves tactiques étaient peu nombreuses et ses réserves stratégiques incertaines. Mais il faut se rappeler aussi que les positions allemandes étaient fortement organisées, particulièrement autour de Belfort. Dès la fin du mois de septembre, la population civile avait été réquisitionnée pour creuser des tranchées. Des champs de mines très importants avaient été disposés en avant des positions « clés ». En profondeur, la position de contact particulièrement aménagée au cours de la période de stabilisation était suivie de deux lignes successives : la 1re position de résistance, bien préparée, s’appuyait sur Belfort, Montbéliard et Delle, la 2e position de résistance était jalonnée par Rougemont, Dannemarie, Seppois. Ces deux positions n’étaient pas occupées d’une manière systématique. Elles ne devaient être utilisées qu’en cas de besoin, si la bataille sur la ligne de contact ne pouvait être acceptée ou si cette ligne était percée et que l’on dût livrer une nouvelle bataille pour colmater la brèche. En somme, les mêmes troupes devaient occuper successivement ces trois positions avec l’appoint successif des réserves qu’il serait nécessaire d’engager. L’excellent réseau routier de la plaine d’Alsace permettait leur arrivée rapide et l’ennemi pouvait compter sur de larges possibilités de manœuvre, à moins qu’une action offensive de la 7e Armée U.D. ne fût conduite parallèlement à l’attaque de la 1re Armée Française.
Les ponts-rails de Chalempé et de Brisach étaient encore intacts, ainsi que les divers ponts de bateaux sur le Rhin. Des réserves en provenance de l’intérieur du Reich étaient susceptibles de renforcer à bref délai la défense de la Trouée de Belfort.
En résumé, l’ennemi occupait très fortement la position de contact et disposait en arrière de deux positions très fortes sur lesquelles il pouvait accepter la bataille avec avantage étant donné ses possibilités de manœuvre.
L’effectif total de la 1re Armée française comptait en novembre 1944 environ 280.000 hommes. Les pertes relativement légères subies depuis le débarquement, les évacuations pour maladie dues à l’approche de l’hiver et à la fatigue des troupes, enfin le retrait des éléments coloniaux, avaient été compensés par de nombreux enrôlements volontaires effectués au cours de la traversée du territoire. Tout en conservant son caractère d’Armée d’Afrique en raison de son origine et de la prédominance des éléments qui la composaient initialement, la 1re Armée Française devenait une véritable armée nationale à l’image du peuple de France, celui de la Métropole et celui de l’Empire. Mais ce qui lui donnait son véritable caractère et ce qui faisait son unité, c’étaient la personnalité de son chef et le moral extrêmement élevé dont elle était animée. L’idée de revanche, l’esprit de la mission libératrice qui leur avait été donnée, la préparation technique et l’entraînement très poussé auquel ils avaient été soumis avaient fait de ces hommes, en majorité très jeunes, de véritables guerriers animés de la plus pure volonté de battre l’ennemi et du désir d’effacer par leurs exploits les sombres journées de 1940.