CHAPITRE 1

 

 

 

FORMATION DE LA PREMIÈRE ARMÉE FRANCAISE – Les chefs, la troupe. Son armement, son équipement.

 

Au début de l’année 1943, alors que les troupes françaises d’Afrique du Nord étaient engagées dans la bataille de Tunisie dans des conditions précaires (1), tandis que les Forces Françaises Libres combattaient en Libye aux côtés de la 8e armée britannique ou s’efforçaient de la rejoindre à travers le Fezzan et les oasis italiennes de Koufra, des accords étaient signés à Anfa (Maroc) avec nos Alliés américains, concernant l’équipement d’une nouvelle armée française. Cette armée devait comporter 8 divisions. Le matériel commençait à débarquer dans les ports du Maroc et d’Algérie dès le printemps 1943. Les unités étaient immédiatement équipées et le matériel distribué. Après une courte période d’entraînement,  elles étaient prêtes à être engagées dans la lutte aux côtés des Alliés.

 

L’effort accompli fut considérable, tant pour pouvoir mettre sur pied rapidement les unités, que pour en rassembler les effectifs.

La mobilisation atteignait initialement, en Afrique du Nord, les hommes des classes 1920 à 1946. Le contingent comportait en effet un grand nombre d’indigènes Nord-Africains. La constitution d’une armée moderne nécessitant une grande proportion de spécialistes, il était obligatoire d’atteindre par les mesures de mobilisation le plus grand nombre possible d’Européens. C’est pourquoi la mobilisation dut être étendue, pour ces derniers, à des classes anciennes. L’effort de guerre fut très poussé dans ce domaine et il était certain que l’économie nord-africaine en fut touchée. Cependant, l’élan était unanime et le moral incontestablement élevé. Il s’agissait pour ces fils de l’Empire de libérer la Métropole. Parmi eux se trouvaient de nombreux évadés de France qui n’avaient pas hésité à franchir la frontière d’Espagne pour regagner l’Afrique du Nord afin de continuer la lutte.

 

Enfin, les hommes qui, derrière les généraux Koenig et Leclerc, coloniaux, fusiliers marins, fantassins en provenance de la Légion étrangère ou d’autres corps, avaient résolu une fois pour toutes, dès 1940, de ne pas déposer les armes avant la victoire finale, rejoignaient les unités de l’Armée d’Afrique, après la victoire de Tunis remportée en commun. La fusion était réalisée.

 

(1)  Leur équipement et leur armement étaient ceux de l’armée de l’armistice, tout à fait désuets et déjà usés par les premiers mois de la campagne.

 C’était ces hommes des Forces Françaises Libres ou Nord-Africaines de toutes origines et appartenant à toutes les classes qui allaient former les premières grandes unités françaises. Certaines d’entre elles constituèrent, dès la fin de l’année 1943, sous les ordres du général Juin, le Corps Expéditionnaire Français qui devait participer d’une manière brillante aux opérations d’Italie, provoquer en mai 1944 la prise de Rome et poursuivre jusqu’à Florence les armées allemandes en retraite.

 

Mais pendant que ces premières unités faisaient en Italie la preuve de leur valeur, que les chefs s’affirmaient dans le domaine technique, et que chacun se familiarisait avec le matériel et l’équipement modernes, une armée d’invasion dénommée initialement l’Armée B, se constituait sous le commandement du général de Latte de Tassigny.

 

Le général de Latte de Tassigny avait, lui aussi, regagné l’Afrique du Nord pour continuer la lutte contre l’ennemi. Après une tentative de résistance lors des événements de novembre 1942, il avait été capturé, puis interné à Riom. Il était parvenu à s’évader de sa prison en sciant les barreaux de sa cellule, puis s’était mis à la disposition du général de Gaulle à Londres. Le général de Lattre était déjà un chef prestigieux. Son action, lors de la campagne de France en 1940, l’avait classé au premier rang des chefs militaires français. Ultérieurement, dans les divers commandements qu’il avait exercés, il avait montré de brillantes qualités de commandement et un esprit d’organisation incontestable. Enfin, lors de son évasion, il avait affirmé sa résolution farouche de continuer à combattre l’ennemi. Agé de 55 ans, extrêmement actif et énergique, d’une intelligence lucide et prompte, il connaissait en outre profondément la troupe ; comme tel, c’était bien lui le général français qui devait être choisi pour mener à la victoire l’armée française de la libération. Comme tout grand chef, il sut choisir ses collaborateurs ; il s’était entouré d’officiers d’élite, dont le général Valluy, son chef d’Etat-Major, était une des plus brillantes figures.

 

Après les opérations qui conduisirent à la libération de la Provence et du Sud-Est de la France, le commandement de la 1ère Armée Française fut organisé en deux corps : le 1er Corps d’Armée aux ordres du général Béthouart, le 2e Corps aux ordres du général de Goislard de Montsabert.

 

Le général Béthouart était une des plus brillantes figures de soldat qu’on ait pu remarquer au cours de la campagne 1939-1940. Spécialiste des troupes de montagne, il s’était illustré en particulier au cours de la campagne de Norvège. C’était le vainqueur de Narvik. Il reçut ensuite un commandement au Maroc, où il prépara clandestinement la résistance. A la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, il fut désigné comme chef de la Mission Militaire Française aux États-unis, et, comme tel, il prit une part très importante à la remise sur pied de l’Armée Française. A ses qualités de chef militaire, il joignait lui aussi une profonde connaissance des hommes ; nul mieux que lui ne connaissait les conditions particulièrement délicates dans lesquelles doivent être menées les opérations en montagne ou dans des conditions de climat rigoureux.

 

 

Le 1er Corps d’Armée comprenait trois divisions d’infanterie : la 9e Division d’Infanterie Coloniale, la 2e Division d’Infanterie Marocaine et la 4e Division Marocaine de Montagne.

La 9e Division d’Infanterie Coloniale était commandée par le général Magnan. Cette division était constituée d’unités coloniales en grande partie d’origine sénégalaise, stationnées en Afrique du Nord. Elle avait fait ses premières armes au cours de l’opération de débarquement à l’île d’Elbe en mai 1944.Cette opération qui avait été couronnée de succès, malgré les conditions dans lesquelles était organisée la défense de l’île, avait prouvé que les traditions de l’armée coloniale n’avaient pas varié et qu’elle était parfaitement apte aux opérations d’une guerre moderne. Ses unités affirmèrent leurs aptitudes lors du débarquement en Provence, mais à l’approche de l’hiver, les éléments sénégalais durent être peu à peu retirés du front et remplacés par de jeunes engagés provenant en majorité des Forces Françaises de l’Intérieur.

 

L’incorporation de ces jeunes gens donna à la division un caractère nouveau. Elle devint entièrement blanche, composée d’hommes engagés sous le signe du « double volontariat » : aux F.F.I. d’abord, dans l’armée régulière ensuite, encadrée par les officiers d’élite de la coloniale. Ces unités étaient animées d’une telle ardeur et d’une telle volonté de vaincre qu’après deux à trois mois d’instruction, elles se battaient aussi bien que les troupes d’Afrique déjà aguerries.

 

La 2e Division d’Infanterie marocaine, commandée par le général Carpentier, ancien chef d’État-major du général Juin en Italie, comprenait des régiments qui, de par leur recrutement (région de Marrakech), étaient parmi les meilleurs du Maroc, et qui, en Italie, sous le commandement du général Dody, s’étaient couverts de gloire en décembre 1943, en janvier 1944, sur le Rapido, et plus tard en mai, au moment de la percée du front allemand sur le Garigliano. Elle comportait les 4e 5e et 6e régiments de tirailleurs marocains et le 3e régiment de Spahis marocains de reconnaissance.

La 4e Division Marocaine de Montagne comprenait les 1er, 2e et 4e régiments de tirailleurs marocains et le 4e régiment de Spahis marocains de reconnaissance. Cette division, engagée en Italie au mois de janvier 1944, avait joué au cours de l’offensive sur Rome, le 11 mai, un rôle décisif en perçant la ligne Gustav à travers les Monts Aurunci, réputés imprenables. A cette occasion, un groupement de Thabors marocains lui était adjoint pour constituer un corps de montagne. C’est ce cors qui parvint, contre toute attente, à escalader et à enlever les positions montagneuses de l’ennemi, puis à faire irruption sur ses arrières, permettant ainsi au commandement allié de réussir sa manœuvre pour la prise de Rome. Cette division était initialement commandée par le général Sévez, qui avait été remplacé par le général de Hesdin, ancien gouverneur militaire français de Rome.

 

Le 1er Corps d’Armée comprenait en outre deux divisions blindées, la 1ère D.B., sous les ordres du général Du Vigier, et la 5e D.B., sous les ordres du général de Vernejoul. Les divisions blindées n’avaient pas été engagées en Italie, mais lors du débarquement sur et au cours de la poursuite, la 1re D.B. devait faire preuve du mordant habituel aux cavaliers.

 

Cependant, elle avait été engagée dans un secteur de montagne dans lequel elle n’avait pu déployer toutes ses qualités. Quant à la 5e D.B., elle ne fut débarquée que fin septembre. Elle ne put, de ce fait, participer à la poursuite et ne rejoignit la 1ère Armée qu’au début d’octobre. Mais le recrutement des hommes, la qualités des cadres et l’entraînement particulier auquel elles avaient été soumises permettaient de donner à ces grandes unités modernes les missions les plus délicates, avec la certitude qu’elles s’en acquitteraient brillamment dans la ligne des traditions de la cavalerie française.

Le général de Montsabert qui avait reçu le commandement du 2e Corps était un des chefs militaires les plus célèbres de l’armée d’Afrique, où il avait fait à peu près toute sa carrière. Il joignait une profonde connaissance de l’Art Militaire (il avait été professeur d’emploi des armes à l’École de Guerre) à des qualités de soldat incontestables. Il était d’une activité et d’une énergie inlassable, d’un courage physique exceptionnel. Connaissant profondément la troupe indigène, il pouvait lui demander beaucoup, sachant exactement ses besoins. Après avoir préparé clandestinement le débarquement de l’Armée alliée en Afrique du Nord, il avait immédiatement repris la lutte en constituant, dès le mois de janvier 1943, le corps franc d’Afrique, composé de volontaires de toutes origines, à la tête duquel il avait participé à la campagne de Tunisie et à l’entrée victorieuse à Bizerte le 6 mai 1943.

Le 2e Corps d’Armée comprenait deux divisions : la 3e Division d’Infanterie Algérienne et la 1ère Division Mixte d’Infanterie (1re D.M.I.).

Les régiments de la 3e D.I.A. s’étaient couverts de gloire en Tunisie, puis en Italie, où elle avait été constituée sous les ordres du général de Montsabert. Elle comprenait deux régiments algériens : le 3e R.T.A. et le 7e R.T.A., un régiment tunisien : le 4e R.T.T. et le 3e Régiment de Spahis algériens de reconnaissance. Cette brillante division se vantait d’avoir à elle seule fait plus de prisonniers de guerre et conquis plus de territoires que toutes les autres unités réunies du Corps Expéditionnaire Français. Malheureusement, elle avait aussi subi de lourdes pertes. Elle était entrée la première à Rome et à Sienne, et le 4e R.T.T., fin janvier 1944 ; s’était immortalisé au Belvédère lors de la bataille de Cassino. En France, la division était entrée la première, après de durs combats, à Toulon et à Marseille, et à travers les Alpes et le Jura, avait mené une poursuite vigoureuse qui l’avait conduite aux portes de l’Alsace. Cette division était maintenant sous les ordres du général Guillaume, ancien chef des Thabors marocains. Ceux-ci, qui étaient organisés en trois groupes, avaient été à peu près constamment rattachés, à la 3e D.I.A. A ce titre, ils doivent être mentionnés ici, quoiqu’ils eussent acquis antérieurement leur renommée d’incomparables guerriers.

La 1ère D.M.I., elle aussi, était une unité renommée, plus connue sous le nom de 1ère D.F.L., alors qu’elle appartenait aux Forces Françaises libres sous les ordres du général Koenig. Pour tout dire, elle groupait les hommes qui à Bir-Hakeim avaient si héroïquement soutenu l’honneur des armes françaises. Elle avait participé aux opérations de Libye, de Tripolitaine et de Tunisie, puis à celles d’Italie sous le commandement du général Brosset. Elle avait été constituée dès 1940 et à ce titre comportait des élément divers avec une majorité de légionnaires et de coloniaux, venus de tous les coins de l’Empire : Afrique, Pacifique, Antilles, avec la particularité d’avoir un régiment de reconnaissance formé de fusiliers marins.

 

Fière de son passé, elle conservait son particularisme et ses traditions acquises au cours de tant de glorieuses épreuves. Elle allait perdre son chef, le général Brosset, dès le début de l’offensive de novembre. Il fut remplacé à la tête de sa division par le général Garbay.

Outre les deux corps d’armée, la 1re armée française comportait les unités de réserve générales : goumiers marocains, bataillon de choc du colonel Gambiez, groupe de commandos d’Afrique du commandant Bouvet, bataillons de F.F.O., unités de renforcement d’artillerie et de génie et des unités de service.

 

L’équipement américain qu’avaient reçu les unités françaises était un équipement tout à fait moderne, auquel elles s’étaient parfaitement adaptées, tant au cours des périodes d’entraînement que pendant les combats qu’elles avaient eu à livrer. Mais il faut reconnaître que, si cet équipement était très moderne, l’armement n’était guère supérieur à celui des unités allemandes. Il est certain que la puissance de feu de l’ennemi égalait et surpassait même parfois celle de l’adversaire. En particulier, en ce qui concerne le matériel blindé, les tanks américains « Sherman 1943 », armés d’un canon de 76 mm, étaient inférieurs aux chars allemands « Tigre-Royal » ou « Jagdpanther », armés d’une pièce de 88, dont les projectiles à grande vitesse initiale ont une grande force de pénétration, ce qui leur permettait d’ouvrir le feu à une plus grande distance que leur adversaire. Il faut y ajouter que la largeur des chenilles, facteur très important par temps de neige, était en faveur du matériel allemand. En somme, le « Sherman » était un matériel très très maniable, mais trop léger et doté d’un canon insuffisamment puissant et ne pouvait acquérir de supériorité dans le combat que par le grand nombre ou la manœuvre.

 

L’effectif total de la 1re Armée française comptait en novembre 1944 environ 280.000 hommes. Les pertes relativement légères subies depuis le débarquement, les évacuations pour maladie dues à l’approche de l’hiver et à la fatigue des troupes, enfin le retrait des éléments coloniaux, avaient été compensés par de nombreux enrôlements volontaires effectués au cours de la traversée du territoire. Tout en conservant son caractère d’Armée d’Afrique en raison de son origine et de la prédominance des éléments qui la composaient initialement, la 1re Armée Française devenait une véritable armée nationale à l’image du peuple de France, celui de la Métropole et celui de l’Empire. Mais ce qui lui donnait son véritable caractère et ce qui faisait son unité, c’étaient la personnalité de son chef et le moral extrêmement élevé dont elle était animée. L’idée de revanche, l’esprit de la mission libératrice qui leur avait été donnée, la préparation technique et l’entraînement très poussé auquel ils avaient été soumis avaient fait de ces hommes, en majorité très jeunes, de véritables guerriers animés de la plus pure volonté de battre l’ennemi et du désir d’effacer par leurs exploits les sombres journées de 1940.

 

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