ÉDITION 1946

LA PREMIÈRE ARMÉE FRANCAISE

En Alsace

 

INTRODUCTION

Par le Colonel CHASSIN

 

 

 

Certains écrivains militaires ont prétendu que les progrès de l’armement tuent, peu à peu mais sûrement, l’art de la guerre. Et ils en veulent trouver la preuve dans les campagnes de 1918 et même dans celles de la guerre qui vient de finir.

 

Le deuxième conflit mondial, disent-ils, a été caractérisé par une « stratégie  déchaînée « où des périodes d’exploitation brutales et rapides succèdent à de longues périodes de stabilisation pendant lesquelles les deux adversaires accumulent patiemment les moyens nécessaires à la réalisation de la « percée » : la réussite de cette dernière est à peu près uniquement, en dernière analyse, une question de puissance de feu.

 

Ils évoquent la bataille d’El-Alamein, celle d’Aix-la-Chapelle, celle de la Sarre ; à l’Est, les batailles de Varsovie ou de l’Oder-Neisse. En Extrême-Orient, Guadalcanal ou Okinawa.

L’art du général disparaît de jour en jour. Finis les « thèmes faits de deux façons » du jeune Bonaparte, les feintes d’Annibal, les concentrations sur le champ de bataille chères à Moltke, les enroulements simples ou doubles du type Schlieffen. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, il s’agit de posséder le pouvoir destructif le plus puissant. C’est toujours le feu – aérien ou terrestre – qui conquiert. Les troupes exploitent seulement l’avantage.

 

Si l’adversaire vaincu dans ce choc gigantesque ne dispose pas d’un recul suffisant pour que les « facteurs de friction » de Clausewitz jouent – difficultés de transport en particulier – et  pour qu’il puisse amener ses réserves sur une ligne de défense située à des centaines de kilomètres en arrière, il est perdu. Tel fut le cas de la Pologne, celui de la France, celui de la Yougoslavie. Si le général moderne est devenu un grand chef d’industrie, il n’est plus désormais un grand « artiste », protagoniste d’un drame passionné.

 

 

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Qu’une pareille théorie contienne une part de vérité, c’est absolument certain. Mais elle est fausse dans sa conclusion. Et le récit des deux batailles livrées pour l’Alsace par le général de Lattre de Tassigny est particulièrement probant à cet égard. Car il montre à l’évidence que les « principes de la guerre » sont éternels, et que les « forces morales » ont encore une importance capitale dans les combats.

 

Les « principes de la guerre » ont été codifiés pour la première fois, il y a 2.500 ans, par le général chinois Sun Tzu dans son « Livre de la guerre ». Et, depuis lors, ils ont été discutés, maintes et maintes fois. Leur importance relative, leur nombre, leur définition ont fait l’objet de multiples ouvrages, de ceux de Végèce à ceux de Liddell Hart, en passant par le Maréchal de Saxe, Frédéric le Grand, Guibert, Napoléon, Jomini, Clausewitz et Foch. Mais on s’accorde à peu près aujourd’hui sur les six principes suivants :

 

Économie des forces, Sécurité, Mobilité, Concentration, Surprise et Coopération.

Il est bien évident d’ailleurs que le respect de ces principes n’amène pas à lui seul la victoire. En effet, il faut tenir compte des cinq éléments primordiaux des opérations qui sont : la valeur –technique et morale – du commandement et des troupes, et les moyens (hommes, armement, ravitaillement et transport) mis en œuvre de part et d’autre.

Pour avoir une vue complète du tableau, il faudrait aussi ajouter les « facteurs additionnels » : terrain, temps et finalement « chance ».

 

Certes, de nombreuses phases du dernier conflit pourront difficilement illustrer les théories stratégiques classiques et être étudiées dans les Écoles de Guerre. Par contre, la campagne de Mulhouse et celle de Colmar pourront être longtemps citées comme des exemples à peu près parfaits d’opérations réussies parce que, supérieurement conçues, préparées et conduites, elles ont permis à une armée au moral très élevé de vaincre un adversaire valeureux et de force sensiblement égale.

 

Le principe « d’économie des forces », qui est, finalement la loi suprême de la guerre, consiste essentiellement à doser les forces dont on dispose de manière à produire la concentration maximum possible sur l’objectif principal, tandis que les forces affectées aux objectifs secondaires sont réduites au minimum possible compatible avec la sécurité de l’armée.

 

Cette opération du « dosage » s’identifie avec la conception même de la manœuvre. Elle présente, dit l’amiral Castex, « le problème le plus délicat qui se pose au chef avant d’engager l’opération projetée, et celui pour lequel il aura besoin de toute son habileté et de tout son jugement ».

 

On admirera, en lisant ce petit livre, la manière dont ce problème a été résolu, la pureté du schéma et la fidélité de l’exécution.

Dans la bataille de Belfort, c’est le général Béthouart chargé de la rupture, qui reçoit en secret le maximum de moyens en blindés et en artillerie. Dans celle de Colmar où deux actions de force convergeant sur Brisach sont prévues, c’est la succession des coups portés au sud, puis au nord de la poche pour déséquilibrer l’adversaire, et l’engagement des réserves au moment opportun qui réalisent « l’économie ».

 

Quoiqu’il soit inutile d’insister ici sur le développement des opérations, il est bon d’examiner une minute les positions de départ de deux offensives pour battre en brèche une théorie qui, depuis l’étude de la campagne d’Italie de 1796 est chère à tous les stratèges français : celle de la prétendue supériorité des « lignes intérieures ».

 

Cette supériorité due, en principe, au fait que les lignes de communication sont plus courtes et que l’on peut plus facilement faire roquer ses réserves d’un point attaqué à un autre, n’est en fait réelle que devant des adversaires peu résolus. Elle nécessite de l’espace, du temps, et une mobilité exceptionnelle, très supérieure à celle de l’ennemi.

 

Au contraire, le camp qui attaque concentriquement sur lignes extérieures, simultanément ou par coups successifs à intervalles bien calculés, a un avantage considérable. Car tout saillant qu’il crée dans la ligne opposée est facilement exploitable, et menace de couper l’adversaire en deux.

 

En fait, toutes les campagnes décisives de cette guerre ont été gagnées par le camp qui attaquait sur lignes extérieures : les Allemands en Pologne, les Japonais en Malaisie, les Russes dans le Caucase, les Anglo-Américains en Tunisie. La victoire de Colmar, remportée suivant le schéma classique de la campagne de 1813, nous en donne un brillant exemple de plus.

 

Elle nous montre aussi la surprise complète obtenue grâce à l’emploi de subterfuges qui prouvent bien que des ruses de guerres sont éternelles. Et la concentration sur des fronts étroits a seule permis des actons de rupture extrêmement efficaces, malgré la résistance acharnée de l’ennemi.

De son côté, le principe de mobilité a été superbement illustré dans la bataille de Belfort-Mulhouse par la « chevauchée » du général du Vigier le long de la frontière suisse. Quant au principe de sécurité, il est réalisé ici dan son sens le plus haut, celui dont parle le général Robinson quand il dit : « la plus haute forme de sécurité stratégique sera obtenue quand nous aurons imposé notre volonté à l’ennemi, saisi l’initiative et pris résolument l’offensive ».

Certes, toute action de guerre présente un risque. Mais comme l’a écrit Foch « qui veut tout défendre ne sauve rien ».

Ainsi la dangereuse contre-attaque allemande sur Delle, du 21 au 24 novembre, donnera au général de Lattre l’occasion de la splendide manœuvre d’encerclement de Burnhaupt.

Quand à la coopération ente les diverses armes –infanterie, blindés, artillerie, aviation -, elle fut toujours réalisée, ainsi d’ailleurs que la coopération souvent plus difficile à obtenir avec les Alliés.

 

En Alsace, Américains et Français placés pour la première fois dans cette guerre, sous le commandement d’un chef français, combattirent fraternellement. Et le geste chevaleresque du général Milburn s’arrêtant pour nous laisser entrer les premiers à Colmar, n’est pas près de s’effacer de nos mémoires.

 

 

 

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 En dehors d’une illustration désormais classique de l’application des principes de l’art de la guerre, l’histoire des deux batailles d’Alsace montre l’importance souvent niée aujourd’hui du facteur moral.

 

Jadis, Napoléon estimait que le moral était au « physique » comme trois est à un. Aujourd’hui, le major général Fuller déclare que la proportion est renversée et que la « stratégie et le moral » sont au « physique » comme 1 est à 99. « C’est la machine et non l’homme qui gagne la guerre ». Voire !....

 

La bataille de Colmar, en effet, nous montre un « drame passionné », une crise terrible où, pendant plusieurs jours, le général en chef tient sa bataille «  à bout de bras » à lui seul. « Il a senti que la balance devait pencher en faveur du plus tenace et il ne cesse d’intervenir auprès de chacun, afin que la cadence des actions entreprises ne se ralentisse pas.

 

Demandant à tous ses subordonnés un effort désespéré, malgré les difficultés sans nombre, il arrive à convaincre le commandement allié de l’importance décisive de la bataille, et finalement, après dix jours d’efforts et de sacrifices, il a la joie suprême de conduire l’offensive française vers son dénouement victorieux.

 

Ainsi, sur cette terre qui fut si souvent au cours de son histoire le théâtre de luttes sanglantes, une fois de plus, ce sont les forces morales qui ont triomphé.

Forces morales, c’est-à-dire à tous les échelons, lucidité, ténacité, courage indomptable et foi dans la victoire. État-major fonctionnant comme une horloge bien réglée, chefs et soldats dignes de nos plus hautes traditions militaires, unis dans une armée vraiment nationale, image fidèle de notre France renaissante !

 

Le récit ci-dessous a été rédigé au Bureau Militaire de l’Information, grâce à des documents provenant de l’État-major général de la Défense Nationale et de celui du général de Lattre. Il a pour ambition de faire connaître aux jeunes gens de France une des pages les plus glorieuses qui n’aient jamais été écrites par notre Armée

 

Colonel CHASSIN.

 

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