Recrutés dans les colonies d'Afrique subsaharienne Les Tirailleurs Sénégalais



Les Régiments de Tirailleurs Sénégalais sont constitués de soldats, appelés ou volontaires, venant de toute l'Afrique de l'Ouest colonisée par la France. Ils sont issus de tous les peuples et tribus qui habitent ces régions. Les officiers sont en partie recrutés en métropole. Plusieurs régiments de Tirailleurs Sénégalais interviennent dans la Campagne de Syrie-Cilicie. Le premier régiment à arriver sur place est le 17ème R.T.S. Voici ce qu'on lit dans le Journal de Marche et Opérations de ce Régiment (SHD 34N1096) :


La Création du Régiment

Le 17ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais, telle est son appellation à l'origine, a été formé le 1er avril 1919 en Algérie, par le Colonel DEBIEUVRE.
Trois bataillons de Tirailleurs Sénégalais formant corps tenaient garnison, l'un à ORLEANSVILLE (Capitaine PICQUET), un autre à TENES (Commandant CORNELOUP) et le dernier à N'TSILA (Commandant GOETZ).
Ils devinrent respectivement les 1er, 2ème et 3ème bataillons du nouveau régiment.
Chaque bataillon comprenait 4 compagnies de fusillers voltigeurs et une compagnie de mitrailleurs, soit un peu plus de 1100 hommes.
Le Colonel DEBIEUVRE s'établit à Orléansville avec son Etat-Major et sa compagnie hors-rang.
En septembre 1919 le régiment reçut comme 4ème bataillon, un bataillon du 16ème RTS tenant garnison à Biskra.
L'instruction est poursuivie d'une façon intensive et d'ores et déjà le bruit se répand que le régiment quittera bientôt l'Afrique du Nord.

Le Départ pour le Levant

L'ordre de départ arrive à la fin du mois d'Octobre.
Le régiment, à l'effectif de 4600 hommes est embarqué en chemin de fer pour Bizerte où il reste environ 3 semaines, puis est enlevé le 11 novembre et les jours suivants par les vapeurs "Fukui Maru", "Austria" et "Itu" qui cinglent vers le Levant.
Les 17, 18,et 20 de ce mois, le régiment débarque à Mersine en Cilicie, et campe dans la ville.

Le régiment est rapidement réparti dans tout le territoire, à Adana, Marache et jusqu'à Ourfa et Tell Abiad. Dans les diverses colonne et les garnisons, les Tirailleurs Sénégalais combattent aux côtés des soldats du 412ème RI et des Tirailleurs Algériens. Ils sont appréciés de tous, et les diverses citations décrites dans le JMO (SHD 34N1096) nous permettent de mieux comprendre les circonstances des combats et l'attitude des soldats.

C'est d'abord vers Harim où les compagnies luttent dans les marais, et où nos Sénégalais font preuve d'un cran superbe comme en témoigne cette belle citation obtenue par le tirailleur DIAGODA:
"Excellent Fusiller-Mitrailleur, très courageux, blessé une première fois par une balle à la poitrine au début du combat du 3 mai 1920, a continué à suivre sa Compagnie, traversant trois kilomètres de marais avec de la vase jusqu'à mi-cuisse, refusant d'abandonner son fusil-mitrailleur et déclarant qu'il était encore prêt à tenir tête au Turc."
"Blessé une deuxième fois au moment où la Compagnie abordait le village de Harim, n'a rejoint le poste de secours que sur l'ordre formel de son Capitaine."

[Au retour de Marache]
Les étapes sont très dures. A tout moment, un homme tombe terrassé par le froid. Il se trouve alors des soldats qui, malgré leur épuisement, trouvent dans l'amour de la France l'énergie nécessaire pour secourir leurs camarades. Le sergent Sénégalais YANGANA "au cours de la journée du 13 février 1920 transporte à plusieurs reprises des sénégalais engourdis par le froid les sauvant ainsi d'une mort presque certaine et provoque l'admiration des officiers de son bataillon." (Extrait de l'ordre n°1 de la 311° Brigade, le 26 février 1920)

AMADOU-SY, Sergent au 17ème RTS
(Citation à l'Ordre de la Division)
Durant l'attaque du poste de Méidan-Ekbès du 20 août au 6 septembre 1920, a fait preuve d'un courage et d'un sang-froid remarquables. A été blessé à la jambe, à la tête de sa section; pansé, a continué son service toute la journée."

PRIGENT Jean, Soldat de 2° classe au 17ème RTS
(Citation à l'ordre du Régiment)
"Jeune soldat, exemple de courage et de sang-froid, pendant la journée du 3 septembre 1920 à Karabara a ramené au poste de secours, malgré un violent feu de mitrailleuses ennemies, deux de ses camarades grièvement blessés."

SIBIRI Sano, Caporal de la 8ème Compagnie du 17ème RTS
(Citation à l'ordre du Corps d'Armée)
"Le 29 juillet 1920 à Aïn-Tab, un sergent de la Compagnie ayant été blessé et étant resté sur le terrain à une trentaine de mètres du mur d'enceinte, a tenté d'aller le chercher. Une mitrailleuse ennemie l'a forcé à se terrer et à abandonner le blessé. A renouvelé sa tentative trois heures après avec un sergent d'une autre Cie et deux caporaux, et, a réussi cette fois à ramener le blessé dans le réduit."

MORO Kientoré, 2° classe du 17ème RTS
(Citation à l'ordre de la Brigade)
"Bon patrouilleur et très bon tireur. Animé d'un grand esprit combatif. Le 17 novembre a mis enfuite un groupe de cavaliers qui s'avançaient vers lui."

MOUHOU DOUBOUGA KOROME, 2° classe au 17ème RTS
(Citation à l'ordre du Corps d'Armée)
"Tirailleur d'un beau courage et d'un sang-froid remarquable. Le 1° Novembre, s'est élancé le premier à l'assaut d'une position ennemie solidement défendue, tuant un Capitaine Turc, et mettant le désordre dans les rangs de l'ennemi."

Ainsi, les Tirailleurs Sénégalais se montrent courageux, loyaux, disciplinés, motivés, durs au combat, capables d'initiatives, intelligents. Par leurs valeurs morales et par leurs compétences, ils étonnent les soldats de métropole avec qui ils font équipe. Ce que disent les médias de l'époque est-il vrai? Les scientifiques qui semblent faire autorité ont-ils bien regardé ces hommes noirs? Ils disent qu'ils sont de race inférieure
voir bas de la page(*1), à peine plus que des animaux... Les soldats français commencent à remettre en question les théories racistes largement répandues à l'époque.
On dit aussi quelquefois que les Noirs sont physiquement supérieurs. Il est vrai que leur courage pourrait amener à le croire. Malheureusement, dans le froid de Marache, les Sénégalais souffrent plus que les autres. Et dans la tempête du retour, le JMO signale que :


....."Huit tirailleurs sont morts de froid en route, quatre-vingt doivent être amputés des pieds ou des mains pour gelures."

Les Tirailleurs Sénégalais sont plus sensibles aux maladies infectieuses, qui les fragilisent. Et les antibiotiques n'ont été découverts que pendant la 2ème Guerre Mondiale! C'est ainsi que j'ai trouvé dans le carton 4H194 une note du Directeur des Services de Santé, datée du 25 septembre 1920, concernant les Sénégalais:

J'ai l'honneur de vous rendre compte qu'en exécution de votre transmission N°6249 du 26 août j'adresse aux Médecins Divisionnaires, aux Médecins Chefs de groupements, aux Médecins chefs de Place et de Formations Sanitaires les instructions techniques que vous trouverez ci-jointes.
L'étude méthodique de l'état sanitaire des Troupes noires pratiquée à l'Armée du Rhin a mis en relief certaines notions dont il est absolument nécessaire de tenir compte pour assurer la conservation de ces effectifs au cours de la prochaine saison froide.
Le Sénégalais ne s'accoutume pas au froid, mais peut y résister, s'il est placé dans certaines conditions de confort et d'hygiène. Ces conditions seront réalisées à l'A.L. [Armée du Levant] par:
1°/- Le choix des garnisons. - Il y a lieu de ramener les troupes noires vers les garnisons de la Côte, qui jouissent, en hiver, d'un climat plus tempéré que les garnisons de l'intérieur en particulier que celles des régions élevées qui sont à proscrire de façon absolue.
2°/- L'aménagement spécial des cantonnements.- Le logement sous la tente ou dans les abris de fortune est à interdire formellement pour les Sénégalais pendant l'hiver.
Le logement sous baraques est acceptable à la condition que celles-ci soient parfaitement étanches à l'air, à la pluie et à l'humidité.
Partout où la chose sera possible il y aura intérêt à réaliser le cantonnement de ces troupes dans des maisons en pierre ou en terre (briques crues), dont les ouvertures seront soigneusement vérifiées.
Les groupements importants sont à éviter, il est préférable de répartir les hommes par chambres de 15 ou 20 indigènes au maximum; cette division est de nature à les protéger contre la diffusion des affections pulmonaires qui se propagent parmi eux avec une grande facilité.
Enfin, quelque soit le type de cantonnement adopté, il sera nécessaire d'en assurer le chauffage d'abord pour maintenir une température assez élevée (16° à 18°en moyenne) où l'homme pourra se détendre et se trouver à l'aise, ensuite pour combattre l'humidité et permettre, à l'occasion, le séchage des vêtements et des chaussures. Ce dernier facteur agit, en effet, de la façon la plus fâcheuse pour favoriser l'éclosion des maladies chez les noirs, en particulier les bronchites, pneumonies et gelures.
[...]
3°/- Une dotation spéciale en vêtements chauds.-
[...]
4°/- Une surveillance particulière de l'alimentation.-
[...]
5°/- Des conditions d'exercice spéciales.-
[...]
Les conditions particulières de l'hygiène des Sénégalais en hiver ont pour conséquence de limiter singulièrement leur utilisation militaire pendant cette période. Si l'on veut assurer la conservation des effectifs noirs et éviter un déchet considérable parmi eux, il est donc nécessaire de décider que ces troupes ne participeront, sauf nécessité absolue, à aucune opération militaire pendant la saison froide.
L'exemple de la morbidité et de la mortalité considérables observées parmi les effectifs sénégalais engagés dans les opérations sur MARASH, en Janvier et Février 1920, est un avertissement qu'on ne saurait oublier.

Beyrouth le 22 septembre 1920
Le Médecin Inspecteur EMILY,
Chef Supérieur du Service de santé de l'A.F.L.

Même si la note est postérieure aux décisions, elle exprime clairement les précautions que prend l'armée française à la suite du drame de Marache, préférant orienter les Régiments de Sénégalais vers les régions plus chaudes, moins montagneuses. Dans le JMO du Commandement Supérieur des TFL (4H45), il est noté que le 16° RTS termine son débarquement à Alexandrette le 28 mai 1920. Dans la note indiquant le "Stationnement des éléments de l'Armée du Levant" (4H45), au 1° juillet 1920, on voit que le 17° RTS est à Killis, Djerablous, Biredjik, Arab-Punar, Kul Tépé, Tel Abiad et Aïn-Tab, les 10° et 11° RTS sont dans la région de Beyrouth et au moins un autre RTS dans la région d'Alexandrette.
Cependant, une note des services de santé datée du 26 juillet 1921 précise:

L'état sanitaire défavorable des 10° 11° et 17° Régiments de Tirailleurs Sénégalais pendant le mois de janvier et de février 1921 n'avait pu manquer d'attirer l'attention du Commandement et du Service de Santé.
De l'enquête faite à cette époque, il résulte que les tirailleurs avaient été dotés, dès le début de novembre 1920, de la collection de vêtements chauds prévus pour les Troupes Sénégalaises par la Note de Service N°7606/45 du 12 Octobre 1920.

La composition de cette collection est la suivante:

2 Chemises en flanelle coton
2 Caleçons en flanelle coton
2 paires de chaussettes de laine
1 Chandail en laine (ou jersey ou tricot)
1 passe montagne ou cache nez
1 paire de moufles en laine.

En outre chaque homme était muni de 3 couvertures.
La nourriture était aussi abondante et variée que possible avec distribution de boissons chaudes.

Le 10° et 11° Tirailleurs, qui ont le plus particulièrement souffert étaient en garnison à HOMS et HAMA pour le 10° RTS et DAMAS et DERAA pour le 11°.
Ils occupaient des bâtiments en pierre dans lesquels ils semblaient devoir être plus efficacement protégés contre le froid.
Mais malgré toutes les précautions, les jeunes tirailleurs (composant en grande partie l'effectif) arrivés en Syrie depuis quelques mois à peine (septembre 1920), réagissaient mal au froid, faute d'un acclimatement préalable. Ce contingent comprenait encore au début de l'hiver, un assez grand nombre de sujets trop jeunes ou malingres, malgré les éliminations faites depuis l'arrivée.
Dès le mois de décembre, l'état sanitaire avait été fâcheusement influencé par quelques cas de pneumonies et de broncho pneumonies.
Malgré l'isolement des malades à l'hôpital dès le diagnostic établi, les affections pneumococciques revêtaient pendant le mois de Janvier et de Février 1921, un caractère épidémique atteignant particulièrement les 2° et 3° bataillons du 11° Régiment, cantonnés à la caserne turque de DAMAS.

En dehors des prédispositions individuelles spéciales aux jeunes contingents, il paraît démontré que la propagation de l'épidémie a été favorisée par l'état peu satisfaisant, à certains points de vue, de la caserne turque.
Vastes chambrées où les chances de contagion étaient accrues, fenêtres fermant mal, absence de carrelage au rez de chaussée rendant difficiles toutes désinfections.
[...]


Au Ministère de la Guerre, les prisonniers français (1920-1921)

A la fin de la Grande Guerre, le Gouvernement Français a envoyé des troupes en Cilicie pour y construire la paix. L'Empire Ottoman n'existe presque plus, et les Turcs, vaincus, semblent trop affaiblis et divisés pour pouvoir être pris au sérieux dans des revendications territoriales irréalistes. C'est ainsi que l'Armistice de Moudros, et plus tard le traité de Sèvres, leur sont très défavorables.
C'est avec surprise que Paris observe le mouvement Kémaliste naissant. Les Turcs sont-ils capables de relever la tête? Faut-il les prendre au sérieux? Sur le terrain, des hommes tombent, des civils sont massacrés. Peu à peu, Mustapha Kemal s'affirme comme un fin stratège et un général déterminé. Pourtant, il reste encore des questions au niveau politique : un général qui sait faire la guerre est-il capable de gouverner un grand pays dans un contexte international? Est-il capable de négocier un traité équilibré qui laisse une place à chaque peuple de la région, et particulièrement aux Arméniens?
Préoccupés par ces questions essentielles, nos gouvernants ont tendance à oublier les prisonniers français qui sont aux mains des Forces Kémalistes. Les familles ne les oublient pas!
Comme Florentine, beaucoup écrivent pour demander des nouvelles. Voici une lettre que j'ai trouvée dans un carton d'archives (SHD 7N4151). Elle est adressée à Monsieur le Ministre de la Guerre:

V. le 21 mars 1920,

J'ai l'honneur de solliciter de votre bienveillance votre intervention pour me permettre d'être fixée sur le sort de mon fils
Ernest M. (classe 1918) soldat au 412ème d'Infanterie 1èreCie Mse
Troupes Françaises du Levant
Secteur 606A
dont je suis sans nouvelles depuis la fin de décembre dernier.
Une lettre expédiée à son adresse le 22 Octobre me revient aujourd'hui avec la mention "Prisonnier" écrite au crayon et une griffe "Retour à l'envoyeur".
Une lettre adressée à son capitaine est également restée sans réponse.
Vous comprendrez, Monsieur le Ministre, les angoisses d'une mère dont le mari est décédé pendant la guerre, le fils aîné, prisonnier des Allemands en 1915 et rapatrié en Suisse comme grand blessé et qui se voit encore privée de nouvelles de son jeune soutien.
Si pendant la guerre il était difficile de renseigner les familles, on ne s'explique plus aujourd'hui le silence de l'autorité militaire dans les circonstances actuelles alors que la guerre est terminée depuis plus d'un an.
J'espère donc, Monsieur le Ministre, que votre intervention suffira pour faire cesser cet état de choses et que bientôt je pourrai connaître la marche à suivre pour écrire à mon fils et recevoir ses lettres.
Les forces débarquées à Constantinople doivent pouvoir imposer aux Turcs la libération de nos enfants tombés entre leurs mains et dont nous avions escompté le retour ces jours-ci.
Veuillez agréer, monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments respectueux,
Veuve M.

Les premières informations sur les prisonniers français arrivent par télégramme chiffré de Constantinople le 14 septembre 1920. Elles concernent Madame Mesnil et quelques autres officiers. Le Commandant Mesnil est mentionné sur une liste le 17 novembre 1920. Le Croissant Rouge Ottoman communique une listes de soldats détenus au camp de Césarée le 28 décembre 1920. Elie y figure. D'autre listes arrivent en complément en avril 1921 et jusqu'en août 1921 pour les prisonniers de Marache et ceux retenus à Mamouret-ul-aziz (Kharpout), "identifiés par le relevé des correspondances adressées par eux à leur famille" (SHD 7N4151). Le 2 août 1921, une note fait la synthèse des informations arrivées à ce jour. Elle émane des services du Général Gouraud et est adressée au Ministre de la Guerre:

Le 2 août 1921,

Monsieur le Ministre de la Guerre,

J'ai l'honneur de vous rendre compte ci-après des résultats du travail effectué pour la mise au point de la liste des prisonniers de l'Armée du Levant.
Sur l'état nominatif joint à votre bordereau du 6 juillet il a été relevé 90 noms de prisonniers qui étaient inconnus à mon état-major où les listes du Croissant Rouge datées des 3, 15 et 29 avril ne sont pas parvenues.

Par contre, 75 militaires prisonniers (voir tableau 1 ci-annexé) ne figurent pas sur votre liste qui comprend 842 noms (au lieu des 906 annoncés dans votre télégramme du 20 juin). Ce nombre de 842 est à réduire de 177 unités pour les raisons suivantes:
( - 240 noms différents se rapportent seulement à 110 militaires
( soit en diminution.......................................................................................130
( - 11 sont décédés en captivité ................................................................... 11
( - 34 n'ont pas été identifiés dans les camps turcs;
( ils n'ont été signalés prisonniers que par leurs chefs de corps
( qui ne possèdent à ce sujet aucune certitude. Ces militaires
( doivent être considéres comme disparus présumés prisonniers ..........34
( - 2 se sont évadés .......................................................................................... 2
( -----------
(
( Total ............ 177

En sorte que le nombre de prisonniers actuellement identifiés est de

(842 plus 75) - 177 soit 740

se décomposant comme suit :
460 Français
248 Algériens
28 indigènes coloniaux
4 Arméniens

Signé PETTELAT

En septembre 1921, ce ne sont pas seulement les familles qui demandent des nouvelles des prisonniers, comme en témoigne cette note que j'ai trouvée dans les cartons du Ministère de la Guerre (SHD 7N4151):

Paris le 27 septembre 1921,

NOTE AU SUJET DES PRISONNIERS FRANCAIS AUX MAINS DES TURCS

1° Les Turcs rendent, en ce moment, 20 malades et grands blessés. Rien ne permet malheureusement de prévoir l'époque de la restitution des 800 hommes et des 7 officiers qui, avec Mme Mesnil (femme du Commandant Mesnil) restent entre leurs mains.
L'opinion publique et le Parlement s'inquiètent de plus en plus de leur sort. Depuis quelques temps, les demandes de renseignements émanant d'associations d'anciens combattants ou d'anciens prisonniers s'ajoutent aux lettres de parents et de parlementaires.
Il importe donc au premier chef, tant du point de vue de ce qui est dû à ces hommes qui ont beaucoup souffert matériellement et moralement après avoir glorieusement fait tout leur devoir que du point de vue de l'opinion publique et du Parlement que le statut des prisonniers soit réglé avant leur retour pour éviter des atermoiements qui seraient d'un effet dépolrable.
On a l'honneur de demander, en conséquence, que les décisions proposées dans le rapport ci-joint soient prises dans le plus bref délai possible.

2° Le Général Commandant le Corps d'Occupation de Constantinople a demandé qu'un crédit lui soit ouvert afin qu'il puisse faire parvenir de l'argent à ceux de nos prisonniers qui ne reçoivent rien de leur famille.
Le crédit nécessaire a été évalué à 20.000 francs.
La question a été soumise le 16 septembre au Secrétariat Général qui a fait connaître téléphoniquement le 27 septembre que les fonds seraient prélevés partie sur les fonds à la disposition du Ministre (Cabinet 4° Bureau), partie sur un crédit supplémentaire à demander. La dépense serait toutefois engagée immédiatement.
On a l'honneur de demander que le Général Commandant le Corps d'Occupation de Constantinople soit immédiatement informé du crédit qui lui est ouvert afin que les sommes destinées à alléger leur ... puissent parvenir à nos prisonniers avant le commencement des froids sur les plateaux d'Anatolie.

Le Chef de la Section d'Orient du 3° Bureau

Signé : VINCENT
 


 

(*1) Une analyse scientifique d'avant 1914 :Des races humaines

Au XIXème et au début du XXème siècles, les théories définissant des races humaines font l'objet d'un large consensus chez les scientifiques comme chez les religieux ou les philosophes de tous les pays et de toutes les sensibilités. On apprend à l'école qu'il y a des races d'hommes. La notion de races humaines est présente dans tous les textes de cette époque. On la retrouve dans le livre de géographie de Florentine avec des niveaux d'analyse différents. Pour la France, on va dans le détail:


La France a été habitée dès une époque très reculée. Ce sont les premiers habitants qui ont élevé des dolmens et menhirs qu'on trouve en si grand nombre en Bretagne ou dans le Massif Central.
Depuis lors, de nombreuses races d'hommes se sont établies successivement sur le sol Français. Les principales sont: les Celtes et les Gaulois, venus longtemps avant notre ère; les Grecs, établis sur les bords de la Méditerranée; les Romains, qui conquirent notre pays avec Jules César (50 av. J.-C.); enfin les Francs, race d'origine Germanique.


Pour l'Afrique, la description générale de la population est plus vague:

On ignore le nombre des habitants de l'Afrique; on l'évalue de 130 à 200 millions.
Ces habitants sont des nègres au centre et au sud, des blancs dans le nord. Les religions dominantes sont le mahométisme au nord, le fétichisme partout ailleurs.
Cheval de trait
Le tour de la France par deux enfants chap XXXIV


La notion de race est largement admise. Dans une époque où les sources d'énergie et les moteurs sont encore la plupart du temps d'origine animale, on se montre compétent en sachant choisir la bonne race de cheval pour le bon usage. Voici cette gravure trouvée dans "Le Tour de France par deux enfants", ouvrage pédagogique très utilisé dans la première moitié du 20ème siècle. La légende qui l'accompagne dit ceci:


LE CHEVAL DE TRAIT - La France est le pays qui possède les races de chevaux les plus belles et les plus variées. La meilleure race pour traîner les lourds chariots est la race boulonnaise, la meilleure pour traîner plus rapidement des fardeaux moins lourds est la race percheronne; mais la plus élégante et la plus rapide à la course est la race normande (Calvados)



La transposition à l'être humain s'est faite, pour certains, avec une certaine innocence, et sans haine. La dérive vers des jugements de valeur sans fondements solides n'a pu être évitée. Voici une autre gravure dans "Le Tour de France par deux enfants", et sa légende:


Quatre races d'hommes
Le tour de la France par deux enfants chap LXXV


LES QUATRE RACES D'HOMMES. - La race blanche, la plus parfaite des races humaines, habite surtout l'Europe, l'ouest de l'Asie, le nord de l'Afrique et l'Amérique. Elle se reconnaît à sa tête ovale, à une bouche peu fendue, à des lèvres peu épaisses. D'ailleurs son teint peut varier. - La race jaune occupe principalement l'Asie orientale, la Chine et le Japon: visage plat, pommettes saillantes, nez aplati, paupières bridées, yeux en amandes, peu de cheveux et peu de barbe.- La race rouge, qui habitait autrefois toute l'Amérique, a une peau rougeâtre, les yeux enfoncés, le nez long et arqué, le front très fuyant. - La race noire, qui occupe surtout l'Afrique et le sud de l'Océanie, a la peau très noire, les cheveux crépus, le nez écrasé, les lèvres épaisses, les bras très longs.

En 1900, il y a un grand débat entre science et foi. La pensée moderne qui essaye de s'imposer est que la science va bientôt tout expliquer et l'Homme n'aura plus besoin de Dieu. Les marxistes ne sont pas seuls à le penser.
La science encore balbutiante a déjà permis de grands progrès. Les connaissances en génétique permettent aux agriculteurs de sélectionner les animaux reproducteurs pour améliorer leur cheptel et augmenter leur productivité. De même pour les plantes. Produire plus en travaillant moins, quelle chance! Pourquoi ne pas appliquer ces nouvelles connaissances à l'Homme? Si, comme pour les animaux, on interdisait aux individus tarés de se reproduire, on améliorerait la race, et on pourrait dominer le monde!

Sinon, faudra-t-il accepter d'être dominé par une race supérieure?

Il faut dire que la révolution industrielle avait mis beaucoup d'ouvriers dans la misère. Alcoolisme, maladies infectieuses, tuberculose faisaient des ravages chez les pauvres. Emile Zola le raconte dans ses romans. Certains parlent alors de dégénérescence de la race.

A la fois pour justifier les pratiques coloniales de l'époque et pour être sûr de ne pas prendre de retard, une science nouvelle fait son apparition : l'anthropométrie. Dans une article paru dans la revue Gavroche, revue d'histoire populaire, (n°156, octobre - décembre 2008) David Vinson explique:

Pour l'anthropologie physique et son outillage anthropométrique, le monde est composé d'«entités raciales» régies par la concurrence et la domination. Dans le contexte esclavagiste du XIXème siècle la tentation est alors grande de justifier par les corps la prétendue inégalité entre les «races». Des extrémistes anglo-saxons comme Knox, Nott, Gliddon, Morton ou Carus, s'attachent, dans un dessein politique et social (légitimer l'idéologie ségrégationniste et la pratique de l'esclavage), à démontrer l'inégalité originelle et naturelle entre tous les groupes humains. L'universalité de l'espèce humaine est ainsi niée au profit de la hiérarchisation et d'une éternelle séparation entre les hommes sur les plans biologique, intellectuel et moral. Ce postulat laisse libre cours aux préjugés comme chez Haeckel dont l'argumentation relève ici bien plus de l'a priori que de la science : « Si l'on voulait à tout prix établir une limite bien tranchée, c'est entre les hommes les plus distingués et les sauvages les plus grossiers qu 'il faudrait la tracer, en réunissant aux animaux les divers types humains inférieurs. Cette opinion est en effet celle de beaucoup de voyageurs... Un Anglais, qui a beaucoup voyagé et séjourné longtemps sur la côte occidentale de l'Afrique, écrit ceci : A mes yeux, le Nègre est une espèce humaine inférieure ; je ne puis me décider à le regarder comme homme et comme frère; car alors il faudrait aussi admettre le gorille dans la famille humaine ». Dans une perspective différente, l'argumentation colonialiste française va également utiliser des modèles idéologiques qui procèdent d'un mécanisme d'intériorisation de l'autre alimenté par la certitude d'une mission civilisatrice. L'anthropologie se veut science appliquée au service de l'idée coloniale, car pour dominer le colonisé il faut le représenter, le recenser, le mesurer, le classer. L'anthropométrie doit donc permettre une meilleure connaissance des « races » colonisées, justifier le principe de domination et optimiser l'exploitation. Dans un ouvrage de référence, l'anthropologue français Paul Topinard en évoque non sans cynisme le « côté pratique » : « Les peuples civilisés vont partout se substituant aux races sauvages ou s'imposant à des peuples moins belliqueux ; pour cela, les gouvernements n'ont de choix qu'entre deux systèmes; les anéantir ou les rallier. Le premier, malgré quelques exemples récents n'est pas admissible. Le second est réalisable à la condition de comprendre le génie propre du peuple vaincu, ses aptitudes et jusqu'à la nature de sa race [...] or c'est l'anthropologie qui apprend à les reconnaître ».
Si les enjeux apparaissent idéologiques, les pratiques et les méthodes se veulent néanmoins scientifiques car il n'y a de science que dans le mesurable. L'anthropométrie est donc chargée d'apporter les données numériques permettant de dépasser les lieux communs populaires et les simples spéculations des vulgarisateurs à l'exemple du médecin Louis Figuier reprenant une théorie (déjà obsolète à l'époque) de la coloration de la peau : « L'influence de la chaleur et du climat pour modifier la coloration de la peau est un fait certain [...] l'homme blanc européen transporté au cœur de l'Afrique, ou sur les côtes de la Guinée, revêt dans sa descendance, la coloration brune de la peau du nègre [...] les Nègres transportés dans les pays septentrionaux donnent une descendance de plus en plus pâle, qui finit par être blanche ». En opposition totale avec une telle approche, l'anthropométrie, par ses méthodes et ses mesures objectives et rationnelles des hommes, prétend dépasser le subjectif et apporter un cautionnement scientifique à l'étude des «races humaines».

David Vinson, dans son article, montre à quel point, quand ils rentraient dans le détail, les scientifiques de l'époque avaient des difficultés à se mettre d'accord sur une théorie cohérente et vraisemblable. Il conclut:

Le déterminisme biologique a donc engendré les doctrines racistes contemporaines, mais sur une base totalement erronée car, comme le souligne aujourd'hui le généticien Albert Jacquard, la notion de «race» est obsolète et n'a aucun fondement biologique : « Les individus de l'espèce humaine sont fort différents les uns des autres[...] il est impossible de tracer des frontières permettant de regrouper ces populations en classes distinctes » ; autrement dit, il n'y a qu'une seule race humaine ... ou plus de six milliards.

Bien sûr, dès le XIXème siècle, il y a des gens qui ne sont pas d'accord pour améliorer les races humaines comme on le fait pour les races animales. Par exemple, les petites gens comme Elie qui a une sœur handicapée. On la dit "tarée"; est-elle dégénérée?
Moi qui l'ai connue, je sais qu'elle avait une intelligence, une vivacité d'esprit, un sens de la communication avec les autres tout à fait normaux et positifs! Elle était aimée de toute sa famille. C'était un être humain à part entière!!
Et puis il y a quelques philosophes humanistes ou prolétariens, quelques croyants et des médecins qui réfléchissent différemment. Ceux-là pensent que les conditions sociales sont à l'origine de tous ces phénomènes dits de dégénérescence et que l'organisation de la société doit être améliorée, la médecine doit progresser. Mais ils sont pris de court par l'argumentation aux allures scientifiques si logiques, et leur réponse a du mal à convaincre face aux "vérités" apprises à l'école. Beaucoup se mettent cependant à l'action pour améliorer les conditions de vie et de travail, éduquer le peuple et lui rendre l'espérance. Mais les résultats sont lents à obtenir, et ils coûtent beaucoup d'efforts de tous.

Est-ce parce qu'il avait des contacts internationaux, ou parce qu'il voyageait? Ou est-ce à cause de l'affaire Dreyfus? Comme nombre de ses camarades imprégnés par les idées socialistes ou les courants de pensées de la Révolution Française, Jaurès n'était pas à l'aise avec ces analyses pseudo - scientifiques. Il le dit, même si son désaccord reste timide:

Je n'aime pas les querelles de race, et je me tiens à l'idée de la Révolution française, si démodée et si prudhommesque qu'elle semble aujourd'hui, c'est qu'au fond il n'y a qu'une race : l'humanité


DE L'EUROPE A L'AFRIQUE

Au début de l'année 1942, les Tirailleurs sénégalais de l'AEF et de l'AOF constituaient la grande majorité des forces gaullistes en Afrique du nord. Ils allaient devoir se battre contre l'armée du général allemand le plus stratégique et le plus efficace sur un terrain de combat : le général Erwin Rommel.

Attaques et contre-attaques sont alors le quotidien de ces hommes de la première BFL sous le commandement de la huitième Armée des britanniques. 1000 Tirailleurs sénégalais originaires de tout l'empire français se trouvent dans les 2ème et 7ème Bataillons de la première BFL. Du 26 mai 1942 au 22 octobre, les combats ne s'arrêtent pas. Les positions de Bir Hakeim et El Alamein sont farouchement défendus par les forces de l'Axe. La France Libre devint ainsi « France combattante » et les Tirailleurs sénégalais ont une grande part dans ce nouveau statut de la France qui lui assure la respectabilité qui lui faisait défaut chez les alliés.

Ensuite, sans les forces françaises, les Américains et les Anglais lancent l'opération Torch ( invasion de l'Afrique du nord) le 8 novembre 1942. Au moment où les Allemands occupent la France de Vichy ( zone libre), Darlan rencontre le Général Eisenhower à Alger. Les forces françaises à Alger et au Maroc deviennent alors gaullistes. Désormais, la France Libre dispose d'une forte armée, équipée par les Alliés de matériels modernes. Dotés d'uniformes américains, réintégrés dans de nouveaux bataillons, les Tirailleurs sénégalais sont alors difficilement identifiables. Ils sont certainement très représentés au sein des cinq bataillons de marche qui participèrent aux opérations.

A la nouvelle de la prise de l'Afrique du nord par les alliés, le Gouverneur Boisson commence à être pris de vitesse. Malgré l'ordre du Maréchal Pétain de n'accepter d'ordre que de lui, l'AOF va passer sans un coup de feu dans le camp allié. Trente mois après la débâcle, l'AOF va ainsi reprendre les combats. Cependant, beaucoup de colons d'AOF, gagnés à la cause fasciste auront du mal à accepter le général De Gaulle comme nouveau maître de l'empire.

1. De l'île d'Elbe à l'Alsace :

Aucune unité de Tirailleurs sénégalais ne participe à l'invasion de la Sicile entre le 9 juillet et le 18 août 1943. En corse, il y aura cependant quelques RTS. Ce fut pour la libération de l'île d'Elbe que les Tirailleurs sénégalais sont utilisés en force. Au sein de la 9ème DIC141(*) comprenant les 4ème, 6ème et 13ème RTS se trouvaient plus de 11 000 tirailleurs sénégalais surtout originaires d'Afrique de l'ouest. Les 17 et 18 juin, ils débarquèrent sur l'île et le 19 juin, celle-ci est sous leur contrôle :

« Nous avons embarqués à bord du Pasteur le 27 septembre 1943 pour Casablanca où nous avons reçu une intense préparation militaire avant de partir pour l'Algérie. De là, nous avons débarqué en Corse. Beaucoup de sénégalais mouront pour la libération de la corse. J'ai vu De Gaulle à cet endroit », confirme M. Cissé du 9ème DIC, 18ème RTS. 250 Tirailleurs sénégalais meurent sur l'île, affirme t-il. Laissant sur place le 6ème RTS pour la garde du millier d'allemands faits prisonniers, la 9ème DIC est transférée en Corse pour participer au débarquement de Provence en compagnie du 16ème RTS.

L'opération « Enclume » doit permettre aux alliés de prendre l'ennemi entre deux feux. La première Armée française commandée par le général De Lattre de Tassigny et la septième Armée américaine commandée par le Général Patch, débarquent alors sur la côte de Provence entre Toulon et Cannes. La 9ème DIC, la troisième DIA et la première DMI vont ainsi participer à la libération de Toulon. Les Allemands de la 19ème Armée du général Weise se battent avec l'énergie du désespoir. Jusqu'à la libération de Paris le 23 août, les combats vont être acharnés tant les Allemands ne veulent pas laisser Toulon aux mains des alliés. Le 28 août 1944, Toulon tombe enfin aux mains de la 9ème DIC tandis que Marseille est libérée par les régiments algériens et tunisiens. L'opération Enclume fut un succès total.

Le 3 septembre, la première Armée de De Lattre de Tassigny libére Lyon mais le général Weise réussit à sauver la moitié de son armée en quittant les lieux avant l'arrivée des Alliés. Le 10 septembre, les Français entrent à Dijon. Le Général Devers prend alors le contrôle des deux armées ( 36ème Division américaine et première Armée française) ; Les Américains prennent alors le chemin de Strasbourg tandis que les Français prennent le chemin de Belfort. L'opération « Indépendance » lancée le 24 octobre pour la prise de Belfort fut menée par le 21ème RTS ( fusion entre le 4ème et le 6ème RTS), les Goums et Thabors marocains, les DMA algériens au sein de la Première Armée. Le 20 novembre, après de rudes combats, des troupes de la Première Armée entrent à Belfort. Cependant, plusieurs RTS sont « blanchis » par De Gaulle dès cet instant par l'incorporation des maquisards et résistants dans les RTS.

2. Le « blanchiment » des RTS :

« Comme l'hiver dans les Vosges comportait des risques pour l'état de sanitaire des noirs, nous envoyâmes dans le Midi les 20 000 soldats originaires d'Afrique centrale et d'Afrique occidentale qui servaient à la 1ère DFL et à la 9ème Division coloniale. Ils y furent remplacées par autant de maquisards qui se trouvèrent équipés du coup »

La circulaire ministérielle N° 890 / KMCG/1 du 27 octobre 1944 indique que les 3 RTS de la 9ème DIC, sont transformés en régiments européens, des changements d'appellation s'imposaient et que le 6ème RTS devenait à partir du 1er novembre 1944, le 6ème RIC. Le chef d'escadron Gilles Aubagne analysait ce retrait dans un article d' « armées d'aujourd'hui » :

« Il faut prendre en compte d'une part l'état d'esprit des troupes noires, liés aux prémisses de la décolonisation, et d'autre part le rôle politique prêté aux français de l'intérieur, pour analyser ce retrait ».

De Gaulle avait personnellement pris cette décision, hautement politique. Il voulait en fait intégrer toutes les forces françaises ( anciens vichystes, résistants, forces libres), en une seule armée qui participerait à la défaite ultime de l'Armée allemande. Il faut dire que cette décision, même ingrate envers les Africains était justifiée. Ainsi les RTS qui avaient connus les durs combats de la libération de la France depuis la Provence jusqu'en Alsace sont « blanchis ». Ils perdent jusqu'à leur nom en devenant des Régiments d'Infanterie Coloniale ( RIC) ; Certains Africains refusèrent cependant de partir dans le Midi et se portèrent volontaires pour poursuivre la guerre.

Les Africains indigènes accueillirent cette décision avec enthousiasme :

« Il faisait un froid terrible à Belfort mais heureusement que les Français décidèrent de prendre la relève » dit M. Kane. N'ont-ils pas déjà assez donné dans cette guerre ? De Gaulle avait certainement raison pour beaucoup d'entre eux mais derrière cette décision se cachait la volonté de vaincre l'Allemagne par une Armée française et blanche et non par les « schwarze schande ».

Cette politique de retrait des troupes coloniales durant l'hiver était cependant fréquente pendant la Grande Guerre. De Gaulle a pu ainsi présenter sa politique de « blanchiment » de l'armée comme une simple application de la politique traditionnelle de l'armée française. Mais comme le prouve la lettre N° 544/PS/8ème RTS, des troupes noires ont quand même été utilisées durant le froid :

« Envoyer en février des Tirailleurs sénégalais convoyer des trains en Alsace et dans l'Isère avec un seul couvre-pied est une erreur dangereuse dont je n'accepte pas la responsabilité »

Ainsi, la préservation des troupes noires des rigueurs du climat n'est peut-être pas la seule raison du retrait de ces troupes de la zone des opérations à l'automne 1944, puisque des troupes noires sont tout de même utilisées en hiver dans des zones très froides.

Alors que les noirs au nom de la France se soient battus corps et âme, voilà que tout à coup, l'administration française voit la noirceur de leur peau. En effet, après la libération des Tirailleurs sénégalais prisonniers des camps allemands, De Gaulle refuse de confier la garde des prisonniers allemands aux Tirailleurs sénégalais afin d'éviter la vengeance des noirs contre les Allemands qui après tout, étaient des blancs. Cette décision qui était peut être logique, vu l'ampleur des massacres de noirs africains par les Allemands, n'en reste pas moins révélatrice. Elle montre que désormais la France ne considère plus les Africains comme des militaires mais comme des mercenaires, « faisant d'eux les dogues noirs de l'Empire 155(*)». D'ailleurs, les Africains n'avaient pas d'énormes rancoeurs envers les Allemands. Ils avaient déjà réussi à libérer les Allemands de leurs préjugés et de leur haine pendant le temps de leur incarcération.

3. Noirs d'Afrique, noirs des Antilles :

Les premiers français s'installent aux Antilles en 1635. Une politique d'assimilation intense marquée par une aliénation due à l'esclavage fera des antillais de vrais « Neg' blanc ». Le général de Gaulle s'exclame en 1966 lors d'une visite à Fort-de- France ( en Martinique) « Mon Dieu, comme vous êtes français ». C'était certainement le meilleur compliment qu'on pouvait faire à ces anciens esclaves dont le modèle est celui du maître français. Il faut dire que les Martiniquais et Guadeloupéens sont français depuis le règne de Louis XIII (1610-1643), bien avant les Niçois et les Strasbourgeois.

« La République n'entend plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle répare envers ces malheureux le crime qui les enleva jadis à leurs parents, à leur pays natal, en leur donnant pour patrie la France et pour héritage tous les droits du citoyens français, et par là , elle témoigne assez hautement qu'elle n'exclut personne de son immortelle devise : Liberté, égalité, fraternité. » dira Victor Schoelcher ( 1804-1893). Auparavant, l'assimilation prônée par le député François Antoine de Boissy d'Anglas avait fait ses preuves. Les Antilles furent « assimilées en tout aux autres parties de la république ». L'assimilation devint un moyen de promotion individuelle et une chance de renverser les barrières raciales. D'ailleurs, la carrière de Félix Eboué témoigne de la participation des élites Antillo-guyanaises à l'encadrement de l'Empire colonial.

La question de l'assimilation ne se limitait pas aux rouages de l'administration. Elle allait bien au- delà du statut politique : elle mettait en cause l'identité même des Guadeloupéens et des Martiniquais. Elle passait par une dévalorisation de tout ce qui n'est pas européen dans la culture antillaise en particulier les origines africaines ou l'appartenance au monde caraïbe. L'objectif était de pousser les antillais à dire « je ne suis pas différent de vous ; Ne faites pas attention à ma peau noire : c'est le soleil qui m'a brûlé. » Aujourd'hui encore, les jeunes générations antillaises sont marquées par cette « francisation » à outrance et un grand fossé les séparent des Africains qui sont pourtant leurs frères.

Nous avons vu plus haut qu'au sein même des Africains, les « citoyens » tenaient à marquer leur différence des « indigènes ». De même, les Antillais tiennent à marquer leur différence de ces noirs d'Afrique pour qui ils n'ont que mépris. Ils parlent un français clair, sont soldats et citoyens français et puis ne sont-ils pas plus évolués que ces « sauvages » des savanes qui ont vendu leurs ancêtres.

Il y eut de graves incidents entre Africains et Antillais. Même si certains Antillais cherchent à se rapprocher des Africains, beaucoup d'autres n'ont que mépris pour eux. Les Tirailleurs sénégalais, en réaction à ces comportements de mépris les classèrent très vite dans la catégorie de « blancs à peau noire ». Les incidents violents et mortels parfois qui éclatèrent après la guerre entre Antillais et Africains en témoignent. Il faudrait cependant comprendre les Antillais qui ont subi plus encore que les Africains le poids de l'assimilation. L'esclavage est très certainement plus lourd à guérir que la colonisation. Le rejet des Africains s'expliquent surtout par l'illusion d'un statut meilleur et privilégié que les Antillais ne veulent pas perdre. Beaucoup d'Antillais, lors du « blanchiment » de l'armée refusent d'arrêter la guerre et se portent volontaire. Ils ne voulaient pas être mêlés aux Tirailleurs sénégalais. Senghor et Aimé Césaire montreront plus tard que les Antilles et l'Afrique ont au fond les mêmes problèmes et qu'ils ont tout intérêt à se comprendre. Ce qui est certainement vrai.

4. Le modèle américain :

L'armée américaine fit une forte impression sur les noirs d'Afrique. Anticolonialistes, les Américains ont l'intention (non dissimulée) de pousser les Africains à se libérer du joug de la colonisation. Au lendemain du débarquement en Afrique du nord, les avions américains larguèrent des traductions en arabe de la Charte de l'Atlantique. Les soldats américains auront pour première préoccupation de se mêler à la population leur offrant cigarettes et rations alimentaires. Ils vont même jusqu'à soutenir les troupes coloniales lors de révoltes.

L'administration française s'inquiète beaucoup des liens d'amitié que les Tirailleurs avaient établis au combat avec des soldats américains noirs et blancs. Les américains blancs, qui auraient certainement faits des émeutes dans leur propre pays si on les avait mis dans les mêmes unités que les noirs, dorment, mangent et boivent aux côté des soldats africains. Ils prennent beaucoup de plaisir à « ces plaisirs exotiques » comme le constate N.Lawler. Les Tirailleurs étaient très fiers des soldats noirs américains qui pouvaient être pilotes et même officiers. La sympathie qu'ont les Américains blancs à l'égard des Tirailleurs sénégalais peut s'expliquer par le fait qu'ils n'avaient pas souvent l'habitude de discuter avec un noir aux Etats-Unis. Les Tirailleurs sénégalais qui ne savent rien de la ségrégation aux Etats-Unis n'ont aucun mal à discuter avec les blancs. D'ailleurs, pour une fois qu'ils peuvent avoir des amis blancs ! Comme quoi, le racisme s'explique plus par une incompréhension et des préjugés que la couleur de la peau.

En fait, au contact des différentes armées alliées, les Tirailleurs ont compris toute l'injustice de la France dans les Colonies. Ils ont vus qu'un noir peut être l'égal du blanc et que le rapport entre noir et blanc ne se limite pas au rapport d'autorité et de commandement. Ils ont en plus la satisfaction d'avoir participé à une glorieuse succession de victoires militaires ayant conduit à la capitulation de l'Allemagne nazie. En AOF et en AEF, un nouveau type d'homme est en train de naître.

Le modèle anglo-saxon était différent du modèle français. Les Américains et les Anglais donnaient en effet plus de chance d'évolution dans la carrière militaire que les Français. Il n'y avait pas autant de ségrégation. Même si celle ci existait en réalité, elle n'était pas très visible. A force d'effort, le soldat noir anglais ou américain pouvait être officier ou pilote. Le soldat africain pouvait au plus espérer (comme nous l'avons vu dans le deuxième chapitre) le grade d' « officier indigène ».

Les troupes américaines stationnées à Dakar jouissaient d'ailleurs d'une forte popularité auprès des Sénégalais. Au Cameroun, un groupe d'infanterie français en tenue américaine fut huée après que les Camerounais se rendirent compte qu'ils n'étaient pas américain. Certains Africains commençaient à croire que la France vendrait ses Colonies aux américains, ce qui soulève beaucoup d'enthousiasme auprès des Africains « évolués ».

Les Américains n'avaient certainement pas de vue sur l'Afrique mais étaient contre la colonisation qu'ils ont eux même subis. Ils menèrent d'ailleurs une grande propagande auprès des Africains pour les libérer du joug de la colonisation.

5. Le retour des braves :

« J'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies». La plaie reste malheureusement béante pour les Tirailleurs. Ce qui les attend en Afrique est pire que la guerre. « La négraille aux senteurs d'oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté 163(*)». La France va alors montrer toute son ingratitude aux Tirailleurs africains.

La plupart des Tirailleurs sénégalais interrogés à Dakar ne quittent la Métropole qu'en 1946 au plus tôt. Certains restent même en France jusqu'en 1947. C'est que l'Etat-Major français voulait rapatrier en priorité les prisonniers de guerre, particulièrement irrités. Mais le manque de moyens et surtout de bateaux vont poser aux autorités un véritable casse-tête. L'ordre fut d'ailleurs donné de disperser les Tirailleurs dès leur arrivée à Dakar par René Pleven alors Ministre des Colonies. Le Gouverneur-général Cournarie fit tout son possible pour garder le moins longtemps possible les Tirailleurs à Dakar mais les moyens faisaient défaut. Mais le principal problème fut la question des primes. En effet, les Tirailleurs s'attendaient à recevoir leurs primes dès leur arrivée, au lieu de ça, on leur remis 1000 francs en leur assurant que le reste les attend dans leurs villages. Certains attendent toujours. A cela va s'ajouter la dévaluation du franc français qui ne vaut plus que la moitié du franc ouest-africain. Les Africains se sentirent lésés, ne comprenant pas cette situation monétaire qui répondait à des calculs économiques fort complexes.

Si certains Tirailleurs très avertis reviennent en Afrique avec beaucoup d'argent ( ils avaient su profiter du marché noir), beaucoup y reviennent sans un sou. L'administration ne tenta pas de confisquer l'argent de ces Tirailleurs qui avaient su profiter si bien du système imposé par la guerre. Mais sans se soucier de la peine qu'il pouvait causer aux Africains, De Gaulle leur retire leur uniforme en réquisitionnant systématiquement tous les uniformes des Tirailleurs démobilisés, y compris les anciens combattants de la Libération. Certains retournent alors dans leur village avec une chemise et un pauvre pantalon. En Côte d'Ivoire, l'administration va jusqu'à leur reprendre les cadeaux qu'on leur avait offert en France.

Les Africains noirs qui avaient combattus aux côtés des britanniques164 en rejoignant la Gold Coast sont plus chanceux. Les Britanniques vont se soucier de leurs hommes jusqu'à leur retour. Ils reçoivent intégralement leurs primes et leurs soldes jusqu'au dernier shilling.

C'est donc ainsi que la France remercia les Tirailleurs sénégalais pour leur sacrifice. Ceux qui avaient survécu à la défaite, à de longs mois de captivité ; qui avaient libéré la France découvrent que la Mère-Patrie attendait d'eux qu'ils s'évanouissent dans la nature sans mot dire, sans causer d'ennui, sans compensation. « Orphée errant, le nègre est ainsi condamné à une ascèse permanente, à une lutte constante, à un mouvement, à une tension qui ne finissent jamais » dit Thomas Melone

Source: Nicole ROUFFIAC

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