Raymond Aubrac
Médaille de la Résistance avec rosette
Raymond Aubrac, de son vrai nom Raymond Samuel, né le 31 juillet 1914 à Vesoul1
et mort le 10 avril 2012 à Paris, est un résistant français à l'Occupation nazie
et au régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale
Ingénieur civil des Ponts et Chaussées (promotion 1937), il est spécialement
connu pour s'être engagé avec son épouse Lucie dès 1940 dans la Résistance
intérieure française. Sous le pseudonyme Aubrac, aux côtés d'Emmanuel d'Astier
de La Vigerie, il participe, dans la région lyonnaise, à la création du
mouvement Libération-Sud, plus tard intégré dans les Mouvements unis de la
Résistance (MUR) dont le bras armé fut l'Armée secrète : Aubrac y secondera le
général Delestraint.
À la Libération, il est nommé commissaire de la République à Marseille, puis
responsable du déminage au ministère de la Reconstruction. Compagnon de route du
PCF, il crée ensuite BERIM, un bureau d'études investi dans les échanges
Est-Ouest avant de devenir conseiller technique au Maroc et fonctionnaire de la
FAO.
Ami d'Hô Chi Minh depuis 1946, il est sollicité par Henry Kissinger pour établir
des contacts avec le Nord Viêt Nam, pendant la guerre du Viêt Nam entre 1967 et
1972.
À la fin de sa vie, il s'engage en faveur des droits du peuple palestinien et
adhère à l'Union juive française pour la paix.
Biographie
Formation et itinéraire jusqu'en 1940
Raymond Samuel est le fils de commerçants juifs aisés, propriétaires d'un
magasin de confection à Vesoul et dirige les « grands magasins lyonnais » à
Dijon. Son père Albert est né à Vesoul le 2 mars 1884, sa mère, Hélène Falk née,
le 2 mars 1894, à Crest, dans un milieu de petits commerçants, est plus
intellectuelle. La pratique religieuse des deux parents est peu prononcée. Le
père est plutôt conservateur alors que la mère est sensible aux idées
progressistes. Raymond Aubrac entame sa vie scolaire dans les classes primaires
du collège Gérôme de Vesoul ; il reste jusqu'à l'âge de 9 ans dans cette ville.
Le jeune Raymond passe ensuite son enfance et sa jeunesse dans une dizaine de
villes de province, fréquente les Éclaireurs de France, laïques, mais aussi un
cercle d'études juives.
Les études supérieures à Paris et Cambridge
Après le baccalauréat, il devient interne à Paris au Lycée Saint-Louis, échoue
au concours d'entrée de Polytechnique et entre à l'École nationale des ponts et
chaussées en 1934 dont il sort diplômé en 1937, dans la même promotion que le
prince laotien Souphanouvong, future figure de proue de l'aile gauche communiste
de son pays et un des fondateurs du Pathet Lao, puis premier président de la
République démocratique populaire du Laos. Pendant ces années étudiantes,
Raymond fréquente l'Université ouvrière, un cercle d'études marxistes où
enseignent des intellectuels communistes comme Gabriel Péri ou Georges Cogniot
mais, s'il reste proche du Parti communiste, il n'en devient pas adhérent. Comme
la majorité des élèves de grandes écoles, il suit la « PMS » (préparation
militaire supérieure) ce qui lui permet d'être officier pendant son service
militaire. Auparavant, bénéficiaire d'une bourse d'études, il est parti aux
États-Unis en août 1937 pour le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et
l'Université Harvard7 où il a l'occasion de suivre les cours de Joseph
Schumpeter.
La guerre et la rencontre avec Lucie
Il fait son service militaire comme officier du génie sur la Ligne Maginot au
moment où éclate la Seconde Guerre mondiale. Il retrouve à Strasbourg Lucie
Bernard qu'il a déjà rencontrée à Paris dans des réunions d'étudiants
communistes et qu'il épouse le 14 décembre 19397 à Dijon. Fait prisonnier par
les Allemands le 21 juin 1940, il s'évade avec l'aide de sa femme et tous deux
gagnent la zone libre.
Les années durant la Résistance intérieure française
Le couple Samuel s'installe à Lyon où Raymond a des tantes maternelles. Raymond
trouve un emploi d'ingénieur dans un cabinet de brevets et Lucie obtient un
poste au lycée de jeunes filles Edgar-Quinet13. En octobre 1940, de passage à
Clermont-Ferrand, Lucie retrouve Jean Cavaillès, professeur de philosophie et
qui a été son collègue à Strasbourg. Celui-ci lui présente Emmanuel d'Astier de
La Vigerie, journaliste, qui a créé deux mois plus tôt une organisation
anti-nazie et anti-vichyste dénommée « La dernière Colonne ». Cette rencontre
est décisive. Raymond et elle consacrent alors tout leur temps libre aux
activités de cette organisation : diffusion de tracts, recrutement, sabotages… À
partir du mois de mai 1941, après la naissance de Jean-Pierre, leurs fils ainé,
ils aident Emmanuel d'Astier à concevoir un journal dont la parution du 1er
numéro, deux mois plus tard, marque la naissance du mouvement Libération.
Le mouvement Libération
Sous divers pseudonymes dont celui d'Aubrac, Lucie et Raymond contribuent à
faire de Libération le mouvement de résistance le plus important en zone Sud
après le mouvement Combat fondé par Henri Frenay. Les époux Aubrac, puisqu'il
convient désormais de les appeler ainsi, appartiennent au noyau central du
mouvement « non en vertu de nos mérites, écrira plus tard Raymond, mais comme
souvent dans les organisations clandestines, du fait du hasard, des contacts et
de l'amitié ». C'est ainsi que Raymond a eu l'occasion de rencontrer tous les
dirigeants de Libération-Sud, mais aussi Yves Farge de Franc-Tireur, Henri
Frenay, de Combat ou des envoyés de Londres comme Yvon Morandat. Emmanuel d'Astier
apprécie les talents d'organisateur de Raymond Aubrac et en été 1942, il lui
confie la direction de la branche paramilitaire du mouvement qui vient d'être
créée.
Au printemps 1941, Raymond avait été congédié du cabinet de brevets où il
travaillait, le patron de celui-ci, André Armengaud ayant expliqué qu'avec le
développement de ses affaires avec Berlin, il ne souhaitait pas laisser son
bureau de Lyon sous la responsabilité d'un Juif. Raymond se met alors au service
d'une entreprise de travaux publics.
Naissance de l'Armée Secrète
À partir de janvier 1942 et de l'arrivée en France de Jean Moulin,
Libération-Sud se trouve impliqué dans la démarche d'unification des mouvements
de résistance de la zone sud aux côtés de Combat et de Franc-Tireur. L'Armée
secrète est le nom donné au regroupement des branches militaires des différents
mouvements. Le commandement en est confié au général Charles Delestraint et
Aubrac est intégré à la sorte d'état-major réuni autour de Delestraint16. En
novembre 1942, la zone Sud a été envahie par les Allemands, et les résistants
sont pourchassés directement par la Gestapo dirigée à Lyon par Klaus Barbie,
mais c'est par la police lyonnaise qu'Aubrac est arrêté le 15 mars 1943. Il
obtient sa mise en liberté provisoire le 10 mai7. Le 24 mai Lucie organise, avec
la participation de son mari, l'évasion de l'hôpital de l'Antiquaille, de leurs
compagnons Serge Ravanel, Maurice Kriegel-Valrimont et François Morin-Forestier.
L'arrestation de Caluire
Le 21 juin, Raymond est à nouveau arrêté, cette fois-ci par la Gestapo, à
Caluire, avec Jean Moulin et d'autres participants à cette réunion qui avait
pour but de régler des conflits internes entre Jean Moulin et les mouvements de
Résistance en zone Sud : le Dr Frédéric Dugoujon, leur hôte de la villa
Castellane, Henri Aubry, du mouvement Combat, Bruno Larat, André Lassagne, de
Libération-Sud, le colonel Albert Lacaze, du 4e bureau de l'Armée secrète et le
colonel Émile Schwarzfeld, responsable du mouvement lyonnais France d'abord.
René Hardy parvient à s'enfuir dans des conditions controversées qui le rendent
suspect de trahison.
Évasion, clandestinité et départ pour l'Angleterre
Raymond Aubrac est emprisonné à la prison Montluc de Lyon. Il s'évade le 21
octobre 1943 pendant son transfert de l'École de santé militaire à la prison
grâce à une opération montée par Lucie Aubrac. Après cette évasion, Lucie
enceinte, Raymond et leur fils Jean-Pierre entrent dans la clandestinité, de
refuge en refuge. Ils parviendront à rejoindre Londres en février 1944.
Auparavant, ils auront appris, en décembre 1943, que les parents de Raymond et
son frère Paul ont été arrêtés comme Juifs, dirigés sur Drancy avant de périr,
assassinés, à Auschwitz. Albert et Hélène Samuel sont déportés de la gare de
Bobigny par le convoi n° 66 du 20 janvier 1944. Lucie accouche, le 12 février
1944, d'une fille, Catherine (Catherine Vallade).
Il ne semble pas que pendant ces années de Résistance, Aubrac se soit associé à
des tentatives de noyautage communiste de la Résistance non communiste :
sollicités en ce sens par Maurice Kriegel-Valrimont, qu'ils avaient par ailleurs
en estime, Raymond et Lucie Aubrac n'ont pas donné suite.
Alger (février-août 1944)
Lucie Aubrac avait été désignée pour siéger à l'Assemblée consultative d'Alger
comme représentante de Libération-Sud. Son accouchement l'oblige à rester à
Londres, mais Emmanuel d'Astier qui est depuis novembre 1943 à Alger où il a été
nommé commissaire à l'intérieur du Comité français de la libération nationale (CFLN)
demande à Raymond de venir le rejoindre et c'est donc ce dernier qui siège à
l'assemblée où, selon ses propres dires, il s'ennuie26. Après avoir été reçu par
de Gaulle en avril 1944, il est nommé directeur des affaires politiques au
commissariat de l'Intérieur où son rôle aurait notamment été d'atténuer les
tensions entre d'Astier et Passy, chef du Bureau central de renseignements et
d'action (BCRA), le service de renseignements et d'action de la France libre. Au
Conseil des ministres, la nomination d'Aubrac soulève les objections de Henri
Frenay et de René Mayer qui déclarent « qu'il y a déjà trop d'israélites au
commissariat à l'intérieur ». De Gaulle avait clos le débat, mais Aubrac ayant
eu vent de l'incident démissionne de l'Assemblée et s'engage dans les
parachutistes avec son grade de sous-lieutenant. Convoqué quelques semaines plus
tard par de Gaulle, Aubrac se voit proposer un certain nombre de postes mais
refuse de sortir de l'alternative entre directeur des affaires politiques et
parachutiste. Après le débarquement en Normandie, un compromis sera trouvé et
Aubrac aurait dû être représentant du Gouvernement dans la zone libérée, au
centre de la France, par l'opération aéroportée Caïman qui n'aura finalement pas
lieu. Le 6 août 1944, alors que se prépare le débarquement de Provence, Aubrac
est nommé commissaire régional de la République pour une zone qui correspond,
approximativement, à la Provence et la Côte d'Azur.
Commissaire de la République à Marseille (fin 1944)
Après le débarquement de Provence, le 15 août 1944, Aubrac réside donc à
Marseille jusqu'en janvier 1945 où il est remplacé par Paul Haag. Dans les
mémoires qu'il publie en 1996, Raymond Aubrac met en avant les handicaps qui
conditionnaient l'exercice de ses fonctions : son jeune âge, son impréparation
pour exercer ses fonctions et son isolement : il n'avait guère eu le temps de
choisir ses collaborateurs. Il souffre aussi de l'éloignement de sa femme Lucie
au sujet de laquelle il écrit « Lucie, dont la perspicacité et l'intuition ont
été, tout au long de ma vie, mon plus sûr soutien, n'était pas à mes côtés ».
Lucie a en effet pris sa place à l'Assemblée consultative de Paris, mais il
semble qu'elle ait rejoint son mari à Marseille au bout de quelques semaines.
Aubrac met également en avant les questions qui l'ont le plus absorbé pendant
son mandat : le ravitaillement, les forces de l'ordre, l'épuration, les
réquisitions d'entreprises, le relèvement des salaires et les rapports avec les
autorités alliées.
De Gaulle avait averti l'intéressé que le choix du commissaire de la République
à Marseille avait été difficile : « Avec l'accord de la Résistance, le choix
s'est porté sur vous [...] ». Il aurait été question de nommer Gaston
Monmousseau à ce poste, mais de Gaulle mesure au plus près les postes de
l'appareil d'État qu'il convient d'accorder aux communistes. Le contexte de la
période où Aubrac est en poste à Marseille est en effet un moment crucial des
rapports entre de Gaulle et les communistes : la dissolution des milices
patriotiques, dominées par les communistes, le 28 octobre 1944 est condamnée par
le PCF. Mais le même jour, le Conseil des ministres donne un avis favorable au
retour de Maurice Thorez qui condamnera les milices patriotiques quelques
semaines plus tard. Emmanuel d'Astier de la Vigerie, considéré comme proche du
PCF, est remplacé au commissariat à l'Intérieur par un socialiste, Adrien Tixier.
C'est dans ce contexte politique qu'il faut apprécier le passage d'Aubrac à
Marseille.
Aubrac qui, à l'époque n'est pas encore identifié comme proche des communistes33
s'acquittera de sa tâche en s'appuyant largement sur la CGT, très forte à
Marseille et sur les communistes locaux, en particulier Jean Cristofol
provoquant l'hostilité croissante de la part des socialistes locaux dont la
figure de proue était déjà Gaston Defferre, nommé par Aubrac président de la
délégation municipale, c'est-à-dire maire de la ville. La police que le
commissaire régional trouve à son arrivée a été largement compromise avec le
régime de Vichy. Pour que l'épuration soit menée par les forces de l'ordre
plutôt que par les milices patriotiques, Aubrac institue le 23 août 1944 les
Forces républicaines de sécurité (FRS), précurseurs des Compagnies républicaines
de sécurité (CRS). Les FRS recrute essentiellement dans les rangs des
Francs-tireurs et partisans et des milices patriotiques. Selon les mots de
l'historien Philippe Buton, « Première forme d'une « police démocratisée », ces
FRS et leurs 3 100 policiers se distinguent des milices patriotiques par leur
statut officiel, mais s'en rapprochent par le poids décisif du PCF en leur sein.
» Les FRS assurent, malgré leurs faibles moyens, la sécurité de la région
(correspondant approximativement à l'actuelle Provence-Alpes-Côte d'Azur), celle
de Marseille particulièrement, et la protection de l'approvisionnement par le
sud des armées de libération de la France. Le colonel Jean Garcin et le général
Marcel Guillot, résistants, dirigeront l'action des FRS jusqu'à la mutation de
ce corps de police en compagnies républicaines de sécurité, repris en mains par
des cadres professionnels, notamment de l'ex-gendarmerie mobile républicaine.
À la Libération, surtout dans la zone Sud, il se développe un mouvement de
gestion ouvrière des entreprises souvent lié aux organisations ouvrières
locales. À Marseille, l'animateur du mouvement est Lucien Molino, cadre
communiste et secrétaire de l'Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône.
Aubrac le reçoit dès son arrivée à Marseille, le 24 août. Entre le 10 septembre
et le 5 octobre, il ordonne les réquisitions de quinze entreprises comprenant au
total 15 000 ouvriers. Pour Aubrac, c'est en consultant les responsables
syndicaux qu'on peut choisir parmi les principaux ingénieurs de chaque
entreprise celui qui réunit compétence, autorité et confiance du personnel. Les
directeurs sont donc nommés après accord de la CGT, mais aussi, on institue des
cours de syndicalisme, des permanents syndicaux et politiques sont rétribués par
les entreprises. Cette affaire de réquisitions contribue à le faire passer pour
proche des communistes aux yeux des socialistes de la région et sera l'un des
éléments de son départ7. Plus tard, dans ses mémoires, Aubrac explicitera ainsi
la situation politique à Marseille : « La rivalité politique à Marseille est une
vieille histoire. Il m'est apparu après la Libération, tandis que les partis
classés plus à droite n'étaient pas encore restructurés dans la région, que les
socialistes marseillais avaient cherché des alliés dans les couches les plus
modérées de l'opinion [...] ».
Sa fonction de commissaire de la République le place également à la tête de
l'épuration. Il réclame ainsi l'arrestation de Jean Giono qui surviendra le 8
septembre 1944. Il signe également l'arrêté du 4 septembre 1944 qui précise les
conditions de l'épuration déjà définies par l'ordonnance du 27 juin 1944 : «
[...] En conséquence, les sanctions prévues au titre de l'ordonnance précitée
pourront être prononcées sans donner connaissance aux intéressés des faits qui
leur sont reprochés et sans que leurs explications aient été recueillies »
Le déminage et le ministère de la reconstruction (1944-1948)
De retour à Paris, Aubrac rencontre le ministre de la Reconstruction Raoul
Dautry qui lui propose le poste de commissaire aux Travaux pour la Bretagne.
Quelques semaines plus tard, il est nommé inspecteur général, responsable des
opérations de déminage sur l'ensemble du pays. Au milieu de l'année 1945, les
effectifs directement affectés au déminage se composent de 3 000 démineurs
civils et 48 500 prisonniers de guerre. Les pertes sont grandes : 500 tués et
700 blessés parmi les Français et environ 2 000 tués et 3 000 blessés parmi les
Allemands. La question s'était posée de savoir si l'emploi de prisonniers de
guerre était conforme aux conventions de Genève. Il ne l'était évidemment pas.
L'argument qui emporta finalement l'adhésion du ministre Dautry était que les
mêmes conventions de Genève n'autorisaient pas les armées à laisser derrière
elles des mines qui tuaient des civils. Aubrac n'accepte pas la proposition de
Dautry de le suivre au CEA qu'il avait pour mission de créer avec Frédéric
Joliot-Curie. Il reste au ministère de la Reconstruction avec les ministres
communistes François Billoux et Charles Tillon, jusqu'en 1948, où les
communistes ayant quitté le gouvernement, le MRP Jean Letourneau prend la tête
du ministère et nomme Aubrac inspecteur général. Le manque d'affinités avec le
nouveau ministre pousse Aubrac à quitter la haute administration.
BERIM (1948-1958)
En 1948, Aubrac, qui se définira à cette époque comme « compagnon de route » du
Parti communiste44 quitte l'administration et le grade honorifique d'inspecteur
général auquel il avait été promu et fonde un bureau d'études, BERIM (Bureau
d'études et de recherches pour l'industrie moderne) avec trois associés : Marc
Weil, Marcel Mosnier et René Picard. Les quatre fondateurs sont communistes ou «
communisants ». Dans les premières années, BERIM agit principalement dans les
villes de la région parisienne à municipalité communiste et dans les communes
sinistrées de Normandie, de Bretagne et des Vosges. Le bureau d'études participe
à l'urbanisme en établissant des projets de réseaux – eaux, égouts, circulation
– ou en intervenant auprès d'architectes investis dans les grands ensembles
immobiliers.
Dès l'été 1948, BERIM développe ses activités dans les pays de l'Est de
l'Europe, où Aubrac voyage beaucoup, mais c'est avec la Tchécoslovaquie qu'il
aura l'activité professionnelle la plus intense. BERIM fait ainsi partie d'une
nébuleuse d'entreprises de diverses natures : financière, bureau d'étude,
export-import, proches du PCF et qui sont le point de passage obligé pour tout
échange industriel ou commercial avec les pays de l'Est. Aubrac est ainsi en
relation avec Jean Jérôme, responsable des finances occultes du PCF très investi
dans les échanges commerciaux avec les Partis frères, Charles Hilsum, président
de la Banque commerciale pour l'Europe du Nord. La plus grosse affaire qu'Aubrac
doit traiter concerne une transaction compliquée à propos d'un laminoir
impliquant, dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis, la
Tchécoslovaquie et l'Allemagne. Cette affaire s'étale de 1948 à 1952. L'un des
interlocuteurs tchèques d'Aubrac est Artur London, arrêté en 1951 lors des
Procès de Prague47. Dans ses mémoires, Aubrac écrit que c'est en 1956, lorsqu'il
a retrouvé London à sa sortie de prison, qu'il a découvert les horreurs de la
police de Staline, ce qui marquera de façon déterminante ses réflexions
politiques et ses choix de vie. La découverte des horreurs du stalinisme n'est
pas contradictoire avec une image plutôt positive de ces « sociétés socialistes
où la pesanteur d'une économie difficile faisait apprécier par contraste un
effort d'équité sociale dans les domaines de l'éducation et de santé publique en
même temps que l'absence de chômage ».
À partir de 1953, toujours dans le cadre de BERIM, Aubrac établit des contacts
avec la Chine. Il s'agissait à l'époque d'établir des relations commerciales
entre la France et la Chine. En août 1955, il organise le voyage d'Edgar Faure
dans ce pays. Le récit d'Arthur London, le besoin de changement et une baisse de
son intérêt pour BERIM – qui se spécialise de plus en plus dans les échanges
commerciaux plutôt que dans les activités de bureau d'études –, tels sont les
éléments poussant Aubrac à quitter le BERIM en 1958 pour devenir conseiller
technique au Maroc.
Le Maroc et la FAO
En 1958, le Maroc est un pays ayant récemment accédé à l'indépendance. Le
vice-président du Conseil du gouvernement de Ahmed Balafrej, Abderrahim Bouabid,
propose à Aubrac de travailler en liaison avec le Gouvernement du Maroc. Aubrac
accepte et s'installe au Maroc pour cinq ans. De fait, de 1958 à 1976, sa
carrière professionnelle sera consacrée à ce qu'on appelait couramment les pays
en voie de développement. Conseiller technique au Maroc, il s'occupe aussi bien
de l'implantation de nouvelles industries que du développement de surfaces
irriguées. « Le jeune Maroc, écrit Aubrac, était planificateur ». Il se trouve
donc à l'aise dans le milieu des ministres progressistes du jeune État et des
conseillers français, souvent formés à l'ENA ou au commissariat au Plan. La
grande affaire de son passage au Maroc est le développement de la culture de la
betterave sucrière, une suggestion de René Dumont lors d'une visite effectuée en
décembre 1959 et que l'ONI (Office national de l'irrigation), sous la présidence
de Mohamed Tahiri, mis en place.
À partir de 1964, Aubrac est en poste à Rome à la FAO, l'Organisation des
Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, où, avec le titre de
directeur, il s'occupe, entre autres choses de la mise en place de bases de
données informatiques.
Hô Chi Minh et le Viêt Nam
À la fin de la Seconde Guerre mondiale et après l'écroulement du Japon qui avait
occupé l'Indochine française, Hô Chi Minh proclame la création de la République
démocratique du Viêt Nam dont il devient président en mars 1946. Au mois de
juillet, il est en France pour tenter de négocier, la reconnaissance par la
France de l'indépendance du Viêt Nam. Aubrac est invité par une association de
travailleurs vietnamiens qu'il avait connue, lorsqu'il était commissaire de la
République à Marseille, à la réception en l'honneur du dirigeant vietnamien au
parc de Bagatelle. Aubrac et Hô Chi Minh sympathisent et finalement, Hô Chi Minh
demande à séjourner dans la maison des Aubrac à Soisy-sous-Montmorency plutôt
qu'à l'hôtel où il souffre de n'avoir pas de jardin. Dans ses mémoires, Aubrac
concède que cette installation n'était probablement pas un pur hasard, et que
l'appartenance du Vietnamien à la haute hiérarchie du mouvement communiste
international impliquait sans doute que ce soit les camarades français qui
avaient pu arranger la chose, Lucie et Raymond Aubrac, clairement influencés par
les analyses du Parti communiste pouvant être considérés comme des sympathisants
actifs. Pendant l'été 1946, Hô Chi Minh partage la vie de la famille Aubrac.
Pendant ce séjour, Lucie met au monde une fille, « Babette » (Élisabeth
Helfer-Aubrac), et Hô Chi Minh, en visite à la maternité décide qu'il en sera le
parrain, sans aucune référence religieuse, évidemment. Jusqu'à la fin de sa vie,
quelles que soient les circonstances, l'oncle Hô fera parvenir à Babette un
petit cadeau ou un souvenir à chacun de ses anniversaires. Jusqu'en 1952, Tran
Ngoc Danh, représentant de Hô Chi Minh à Paris, rend souvent visite à la famille
Aubrac.
Connu pour être l'ami d'Hô Chi Minh, Aubrac est sollicité à deux reprises
pendant la guerre d'Indochine pour aller rencontrer le dirigeant révolutionnaire
: Vincent Auriol, président de la République d'abord, et René Mayer, président
du Conseil, ensuite. Il ne donne pas suite à ces demandes.
Au milieu de l'année 1967, alors que la guerre du Viêt Nam s'intensifie, Henry
Kissinger, professeur de sciences politiques et alors simple consultant du
gouvernement Johnson prend contact avec Pugwash, un groupe de scientifiques
américains, soviétiques, britanniques et français, qui s'efforçait de réduire
les menaces sur la sécurité mondiale, en vue d'établir des contacts avec le
Nord-Viêt Nam en vue d'une possible négociation. Cette démarche de Kissinger
aboutit au voyage secret à Hanoï d'Aubrac et d'Herbert Marcovitch,
microbiologiste de l'Institut Pasteur. Le 24 juillet, Aubrac rencontre Hô Chi
Minhqu'il trouve affaibli – il a 77 ans – et le lendemain, avec Marcovitch, ils
ont une rencontre plus longue avec Pham Van Dông, ministre des Affaires
étrangères. L'objet des discussions est l'arrêt des bombardements américains sur
le Nord-Viêt Nam et les négociations qui pourraient en résulter. Jusqu'au mois
d'octobre, Aubrac a de nombreux entretiens à Paris avec Kissinger et le
représentant nord-vietnamien en France, Maï Van Bô, sans effet immédiat, mais le
31 mars 1968, dans une intervention télévisée, en même temps qu'il annonce sa
décision de ne pas se représenter aux élections présidentielles, Johnson annonce
l'arrêt des bombardements, ce qui débouchera, le 3 mai sur un accord avec le
Nord-Viêt Nam pour que des négociations s'ouvrent à Paris. En décembre 1968,
alors que Richard Nixon s'apprête à prendre ses fonctions avec Kissinger comme
conseiller, Aubrac rencontre à nouveau Kissinger à New York. Jusqu'en 1972, il
le rencontrera plus d'une douzaine de fois. Dans la même période, il assure
ainsi la liaison avec Maï Van Bô et les Vietnamiens de Paris. Ces contacts ont
lieu parallèlement à la conférence officielle de Paris, avenue Kléber et
d'autres contacts plus secrets. Pendant la même période, Aubrac est impliqué
avec la FAO dans le « projet Mekong » dont l'objectif est de régulariser le
cours du Mékong à partir de sa sortie du territoire chinois.
En 1972, alors que la conférence de Paris s'éternise et que Nixon intensifie les
bombardements qui menace les digues du delta du Tonkin, le secrétaire général de
l'ONU, Kurt Waldheim qui souhaite impliquer les Nations unies dans les
négociations de Paris, fait appel, lui aussi, aux bons offices d'Aubrac. Devant
l'inefficacité de Waldheim, Aubrac tente de faire intervenir le pape Paul VI. Le
4 juillet, il obtient une audience auprès du secrétaire d'État du Saint-Siège,
Mgr Casaroli. Le 9 juillet, Paul VI consacre son exhortation dominicale, depuis
sa fenêtre de la place Saint-Pierre, au Viêt Nam, il appelle à une solution «
sur la base du respect des principes d'indépendance, d'unité et d'intégrité
territoriale » et insiste sur les clauses des accords de 1954 « qui préservent
d'opérations militaires offensives ». En même temps, le pape fait parvenir par
le nonce apostolique de Paris des messages aux différentes délégations. Le matin
même du 9 juillet, il avait reçu le secrétaire d'État américain William P.
Rogers et il lui avait « parlé fort » des bombardements. De fait, les
bombardements ne cessent pas, mais l'aviation américaine reçoit l'ordre
d'épargner les digues. À la suite des accords de Paris, du 23 janvier 1973, qui
prévoient un cessez-le-feu, Aubrac assiste Waldheim à la conférence
internationale réunie pour prolonger les accords de Paris et mettre sur pied un
programme de reconstruction. C'est dans le prolongement de cette conférence
qu'il se trouve à Hanoï le 30 avril 1975, jour où les blindés nord-vietnamiens
rentrent dans Saïgon. Il raconte : « Et comme tous les habitants de Hanoï, je
sortis dans la rue […] des centaines de milliers de gens étaient dehors. La
foule était silencieuse, paisible ou plutôt apaisée. J'ai vu dans ma vie bien
des foules. Celles du Front populaire et de la Libération de Marseille. Jamais
je n'ai rien vu de semblable. La paix, c'était donc cela. »
Derniers engagements, prises de position et reconnaissances
En juillet 2003, il participe à l'appel « Une autre voix juive », qui regroupe
des personnalités juives solidaires du peuple palestinien, pour une paix juste
et durable au Proche-Orient.
Il continue à participer à la vie citoyenne, prenant des positions tranchées
comme lorsqu'il signe ainsi, à l'appel de plusieurs organisations dont l'Union
juive française pour la paix (UJFP) dont il est adhérent, en août 2006, un appel
contre les frappes israéliennes au Liban, paru dans Libération et L'Humanité. Il
est membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont les
travaux ont commencé le 4 mars 2009.
En octobre 2008, il devient un des premiers membres du comité de soutien des
vétérans des essais nucléaires et participe à une marche vers Matignon pour
remettre au Premier ministre 16 000 pétitions en faveur de la reconnaissance et
de l'indemnisation des vétérans des essais nucléaires.
Il a également signé l'appel collectif de résistants de la première heure à la
commémoration du 60e anniversaire du Programme du Conseil national de la
Résistance du 15 mars 1944. Ce texte enjoint notamment « les jeunes générations
à faire vivre et retransmettre l'héritage de la Résistance et ses idéaux
toujours actuels de démocratie économique, sociale et culturelle. »
Avec son épouse, il signe la préface du livre collectif L'Autre Campagne (La
Découverte, 2007) faisant des propositions alternatives à celles des divers
candidats aux élections présidentielles de 2007.
Le 17 mai 2009, à l'occasion du rassemblement citoyen organisé par le collectif
CRHA (Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui), il prononce un discours au
plateau des Glières et accepte, aux côtés de Stéphane Hessel, de devenir parrain
de l'association.
L’association Claude Guyot a été créée à Arnay-le-Duc (Côte d'Or) en août 2010.
Raymond Aubrac, ancien élève de Claude Guyot à Dijon, en fut membre fondateur et
président d'honneur.
Raymond Aubrac a été nommé citoyen d'honneur de la ville de Villeneuve-d'Ascq le
10 janvier 2012.
La République lui rend les Honneurs, le 16 avril 2012, au cours d’une cérémonie
dans la cour de l’Hôtel des Invalides. En cette occasion, le juriste Jacques
Vistel, fils du résistant Alban Vistel, président de la Fondation de la
Résistance et Jean-Louis Crémieux-Brilhac, ancien Français Libre, prononcent des
discours.
Il a été incinéré puis rejoint les cendres de son épouse Lucie, décédée en 2007,
au cimetière de Salornay-sur-Guye (Saône-et-Loire) le 12 mai 2012.
Raymond et Lucie
Dans ses mémoires, Raymond Aubrac souligne que son mariage en 1939 a été une
étape décisive dans son itinéraire « (leur) union fut — et est toujours restée —
heureuse et fondée sur une profonde connivence : il n'est pas de décision qui
n'ait été prise en commun ». Les témoins qui les ont connus font état de leurs
tempéraments très différents. Par exemple, Serge Ravanel, leur compagnon de
Libération-Sud évoque la première fois qu'il a rencontré le couple : « À Lyon,
j'avais rencontré Raymond Aubrac et Lucie, sa femme. Lui, ingénieur des Travaux
publics, calme, d'un humour distant, libéral au sens que le siècle des Lumières
a donné à ce terme. Elle, pétillante de vie et d'autorité, continuait de mener
une existence légale comme professeur d'histoire... »
Raymond Aubrac et le communisme
Étudiant, Raymond Samuel a été initié au marxisme lorsqu'il fréquentait
l'Université ouvrière, mais sans faire le pas d'adhérer, comme Lucie, aux
Jeunesses communistes. De son année d'études effectuée aux États-Unis, en
1937-1938, lui reste un intérêt durable pour ce pays, si bien qu'il apparait
comme un « libéral » à son compagnon de cellule, Serge Ravanel, lorsque tous
deux sont internés à la prison Saint-Paul de Lyon, puis à l'hôpital de
l'Antiquaille, avec Maurice Kriegel-Valrimont, étiqueté communiste et Raymond
Hégo, Ravanel se considérant plutôt de droite, comme François Morin-Forestier.
Par la suite, Aubrac se rapprochera suffisamment du mouvement communiste pour
que la conclusion qu'il a rédigée pour ses mémoires soit centrée sur son rapport
avec les idées communistes et le Parti communiste français. Il explique d'abord
qu'il s'est senti plus proche du progressisme de sa mère que du conformisme de
son père, et si lorsqu'il était étudiant il était intéressé par le marxisme,
mais n'a pas adhéré au Parti communiste, c'est « parce qu'il ne se sentait pas
de la famille »66. Antimunichois, comme le Parti communiste, mais hostile aux
procès de Moscou et au Pacte germano-soviétique, il se félicite, lorsque la
guerre éclate de ne pas avoir adhéré66. Après l'attaque de l'Union soviétique
par Hitler, il voit à l'œuvre les hommes et les femmes du Parti communiste, et
reste marqué par la dimension de leur courage et de leur dévouement. Les
intrigues et les crimes du communisme stalinien étaient alors, écrit-il,
soigneusement cachés. C'est ainsi tout naturellement qu'il collabore avec les
communistes lorsqu'il est commissaire de la République à Marseille, qu'il
apprécie les ministres communistes de la Reconstruction, qu'il participe à la
fondation du Mouvement de la Paix et qu'il travaille en bonne intelligence avec
les municipalités communistes ou avec les « démocraties populaires » lorsqu'il
dirige BERIM. Il admire les réalisations sociales de ces pays. Les Procès de
Prague, au début des années 1950, ont une influence décisive sur sa relation
avec le Parti communiste « si j'avais été membre du Parti, écrit-il, je l'aurais
quitté. ». À propos de sa rencontre avec Hô Chi Minh, Aubrac relève que : « Bien
entendu, l'installation de Hô Chi Minh chez nous, en 1946, ne s'explique pas
sans une sorte de feu vert donné par ses amis communistes français […]. Par la
suite […] si j'avais à un moment quelconque marqué publiquement mon opposition
au Parti communiste, les Vietnamiens m'eussent retiré une confiance qui était la
condition nécessaire à mes interventions. » Mais Aubrac tient à souligner que
cette absence de critique vis-à-vis du Parti communiste n'était pas seulement
dictée par des considérations diplomatiques : « Ce n'est pas pour conserver
cette confiance que je n'ai jamais professé d'opinions anticommunistes. Même
après l'effondrement du régime soviétique, même après la « libération » des
démocraties populaires, je n'ai jamais éprouvé le besoin d'un tel geste. »
Dans son livre, Les Aveux des archives, publié en 1996, au même moment que les
mémoires d'Aubrac, Où la mémoire s'attarde, Karel Bartošek s'étend sur les
rapports entre les Partis communistes français et tchécoslovaque entre 1948 et
1968 et défend notamment la thèse selon laquelle le rôle d'Aubrac, au moment où
il fréquentait Prague pour le compte de BERIM, dépassait largement le cadre
strictement technique et qu'il défendait aussi les intérêts du Parti communiste
français (PCF). Karel Bartošek est un dissident après le Printemps de Prague et
il est exilé en France depuis 1982, le titre de son livre fait référence à Artur
London dont il écorne quelque peu l'image. Pour la rédaction du livre, Bartošek
a rencontré Aubrac à trois reprises, en octobre 1994, novembre 1995 et janvier
1996 et lui a montré les pièces d'archives le concernant. Les commentaires
d'Aubrac ont été reproduits dans le livre, ils concernent évidemment BERIM et ne
diffèrent pas des passages qu'Aubrac consacre au bureau d'études dans ses
mémoires. L'ensemble des documents retrouvés dans les archives du Parti
communiste tchèque (PCT), ou du ministère des Affaires étrangères concernant
BERIM montrent que BERIM ne pouvait opérer à Prague qu'avec l'aval des
communistes français, mais ceci n'est pas contradictoire avec la version qu'en
donne Aubrac. Par contre, d'un procès-verbal d'entretiens de quatre pages, entre
Rudolf Margolius, vice-ministre des Affaires étrangères et Aubrac, il ressort
qu'Aubrac se comporte comme s'il représentait le PCF. Ainsi, à propos d'achats
de métaux non ferreux « [...] le camarade Aubrac se réjouit de l'envoi de nos
délégués qui décideront sur place et seront dotés de moyens financiers qui au
début, devraient suffire en tant que caution. Le camarade Aubrac a déclaré que
grâce à cette mesure s'offrirait finalement une possibilité d'aide plus efficace
à nos camarades de France [...] ». Selon Bartošek, après avoir lu ce
procès-verbal, Aubrac, alors âgé de 80 ans, aurait déclaré : « Je ne sais pas.
C'est peut-être vrai, ce n'est peut-être pas vrai. Je ne peux pas faire de
commentaires là-dessus, je ne sais pas. »
L'historien Laurent Douzou, auteur d'une thèse sur le mouvement Libération-Sud72
pour laquelle il a beaucoup fréquenté le couple Aubrac note qu'aucun autre
élément connu des archives françaises ou soviétiques ne vient corroborer le rôle
suggéré d'Aubrac par cet entretien7. L'historien Stéphane Courtois considère que
Raymond Aubrac était un agent soviétique faisant partie des « hors-cadres » du
PCF, des gens de haut niveau dont le Parti communiste n'avait pas besoin qu'ils
prennent leur carte, mais cette affirmation est contestée par l'historien
François Delpla, auteur d'un ouvrage sur les Aubrac.
La polémique autour de Caluire
Les arrestations de Caluire du 21 juin 1943, par lesquelles la Gestapo de Lyon
dirigée par Klaus Barbie parvient à mettre la main sur sept dirigeants de la
Résistance intérieure française est un événement majeur de l'histoire de la
Résistance parce que les Allemands finiront par reconnaître en l'un d'entre eux
Jean Moulin, envoyé du général de Gaulle et président du tout nouveau Conseil
national de la Résistance. Les éléments, probablement multiples, qui ont conduit
la Gestapo jusqu'à la maison du docteur Dugoujon où se tenait la réunion n'ont
jamais été établis avec une totale certitude. C'est un événement majeur pour
Aubrac, l'un des sept arrêtés, qui entraînera, de fait, la fin de ses activités
de résistant sur le territoire français. L'organisation de son évasion a
beaucoup contribué à la notoriété de sa femme Lucie après-guerre.
René Hardy, qui participait à la réunion est soupçonné dès le mois de juillet
1943 d'avoir trahi ; certains membres de Libération-Sud — dont Lucie Aubrac —
sont convaincus de sa culpabilité et essayent de l'empoisonner, mais il
bénéficie du soutien de la plupart des membres de Combat dont Henri Frenay.
Après-guerre, à l'issue de son premier procès qui s'ouvre en janvier 1947, il
est acquitté au bénéfice du doute. En avril 1950, un second procès a lieu devant
le tribunal militaire et Hardy est à nouveau acquitté bien qu'ayant perdu le
soutien de Combat. Ces deux procès permettent d'accumuler une masse documentaire
importante sur l'affaire de Caluire.
En 1983, Klaus Barbie est extradé de Bolivie et il est jugé à Lyon en 1987, non
pas pour les arrestations de Caluire ou des crimes perpétrés dans le cadre de la
lutte contre la Résistance — pour lesquels il y a prescription — mais pour
crimes contre l'humanité. Il est condamné à la peine maximum, la réclusion à
perpétuité. Le 4 juillet 1990, Barbie demande à comparaître devant un juge
accompagné de son avocat Jacques Vergès pour lui remettre un texte de 63 pages
que l'on appellera Testament de Barbie, qui circulera dans les salles de
rédaction dès la mort de Barbie en 1991, mais ne sera connu du grand public
qu'en 1997, avec la publication du livre de Gérard Chauvy : Aubrac, Lyon, 1943.
Dans ce « testament », Barbie présente Aubrac comme un agent à son service, qui
aurait été « retourné » lors de sa première arrestation en mars 1943. Toujours
selon ce document de Barbie, Lucie aurait été l'agent de liaison entre Aubrac et
lui et elle aurait téléphoné à Barbie la date et le lieu de la réunion de
Caluire.
En mars 1997, juste après la sortie du film Lucie Aubrac, de Claude Berri, le
journaliste et historien lyonnais Gérard Chauvy publie donc son livre Aubrac,
Lyon, 1943 dans lequel il dévoile le Testament de Barbie et produit un certain
nombre de documents d'archives connus ou inédits qui mettraient en évidence des
incohérences dans les différents récits et témoignages que Lucie et Raymond
Aubrac ont fait depuis leur arrivée à Londres en 1944 sur les événements
survenus à Lyon entre mars et octobre 1943. En conclusion, Chauvy, sans adhérer
à la thèse de la trahison du Testament de Barbie, indique : « Aujourd'hui,
aucune pièce d'archives ne permet de valider l'accusation de trahison proférée
par Klaus Barbie à l'encontre de Raymond Aubrac, mais au terme de cette étude,
on constate que des récits parfois fantaisistes ont été formulés. » Le livre de
Chauvy contenait cependant suffisamment d'ambiguïtés tendant à crédibiliser le
Testament de Barbie pour que le couple Aubrac obtienne d'un tribunal la
condamnation de Chauvy pour diffamation.
Pour pouvoir répondre à la calomnie dont il estime être victime, Aubrac demande
au journal Libération d'organiser une « réunion d'historiens ». Sous le nom de «
table ronde », celle-ci se tient le samedi 17 mai 1997 dans les locaux du
journal qui reproduit l'intégralité des débats dans un numéro spécial du 9
juillet. Les participants à cette table ronde ont été choisis par Libération et
Raymond Aubrac : François Bédarida, Jean-Pierre Azéma, Laurent Douzou, Henry
Rousso et Dominique Veillon, spécialistes de l'histoire des « années noires » et
de l'histoire de la Résistance. Daniel Cordier, compagnon de la Libération, «
historien amateur » (biographe de Jean Moulin) est également présent. À la
demande des Aubrac, sont également présents l'anthropologue de l'histoire de
l'antiquité Jean-Pierre Vernant, en tant que « Résistant de la première heure »
et Maurice Agulhon, historien du XIXe siècle.
Les historiens des arrestations de Caluire retiennent de ce débat que Lucie
Aubrac a précisé que les livres qu'elle avait écrits comme Ils partiront dans
l'ivresse ou Cette exigeante libertén'étaient pas des ouvrages historiques mais
des récits qui se voulaient « justes», et que Raymond Aubrac ne savait pas
expliquer pourquoi il avait donné plusieurs versions concernant la date exacte
où il avait été reconnu par la Gestapo comme Aubrac. La raison pour laquelle
Aubrac n'avait pas été transféré à Paris, comme ses camarades reste également un
sujet d'interrogation pour les historiens présents dont aucun ne déclare donner
un quelconque crédit aux accusations de Barbie-Vergès.
Cette « table ronde » fut par ailleurs l'occasion d'une vaste polémique entre
historiens sur la façon de traiter des témoins comme les Aubrac. Du côté des
historiens ayant participé à la table ronde, Henri Rousso, par exemple, justifie
l'interrogatoire quelque peu sévère du couple Aubrac, car, écrit-il un film
comme Lucie Aubrac produit une confusion entre l'héroïne et la star, le héros,
libre devant l'histoire n'ayant de compte à rendre à personne. Pour un historien
comme Serge Klarsfeld, au contraire, il est inconvenant de soupçonner à l'excès
des héros de la Résistance « Personnellement, quand je suis confronté à l'un de
ces acteurs ayant joué le rôle du « méchant », je ne lui reproche jamais que les
actes qu'il a commis et je me sens blessé de voir reprocher à ceux qui ont joué
le rôle du « gentil » les actes qu'ils auraient pu commettre. »
En 2009, douze ans après la sortie du livre de Chauvy et dix-neuf ans après la
rédaction du Testament de Barbie, aucun élément n'est venu étayer la thèse de
Barbie ou donner un sens particulier aux contradictions relevées par Chauvy.
Distinctions
Grand-croix de la Légion d'honneur (13 juillet 2010)
Croix de guerre 1939-1945
Médaille de la Résistance avec rosette
Chevalier du Mérite social
Officier de l'Ordre Ouissam alaouite
Ordre de l'Amitié de la République socialiste du Viêt Nam
Membre fondateur de l'Académie des Hauts Cantons (fauteuil IV)
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