Louis Charles VOEGTLI,
né le 30 décembre 1896 à Wintzenheim,
est mort en déportation le 29 juillet 1944 à Widdig (Allemagne)

Avant la guerre, Louis Voegtli avait été militant autonomiste. Mais dès le
début des hostilités, il prit conscience de son erreur et devint rapidement
un ardent patriote. Quand, dans les jours tragiques de la débâcle française
de juin 1940, des soldats innombrables passèrent à Wintzenheim, il
travaillait jour et nuit à son fournil, pour fournir du pain en abondance
aux combattants affamés et fatigués. Mais ceci n'était que le début d'un
engagement actif au sein du Réseau Kléber-Alsace. Risquant sa vie, il
utilisa sa voiture personnelle pour faire passer les Vosges à des dizaines
de prisonniers français qui avaient pu s'évader des camps, de même qu'à de
nombreux jeunes Alsaciens qui ne voulaient pas vivre sous la domination
allemande et fuyaient vers la France de l'intérieur. Sa qualité de maire à
l'époque lui a permis de délivrer des cartes d'identité à de nombreuses
personnes, leur permettant ainsi de passer la frontière plus facilement...
Le réseau "Famille Martin"
Dans l'aide à l'évasion des prisonniers de guerre et des réfractaires
alsaciens, Colmar et ses faubourgs apportèrent une contribution très
importante. Cette région était devenue une grande voie d'acheminement des
évadés venant du secteur de Fribourg-en-Brisgau. Les responsables étaient,
comme partout ailleurs, des membres de la Résistance alsacienne et en
particulier ceux appartenant au réseau "Famille Martin".
Les organisations colmariennes, dirigées par Joseph Rey et Edmond Borocco,
avaient essentiellement pour mission l'hébergement, le ravitaillement,
l'habillement, puis l'acheminement sur les passeurs de la vallée de
Kaysersberg, de la vallée de Munster et de la frontière suisse. Elles
étaient en liaison étroite avec les organisations similaires, dirigées à
Mulhouse par Maître Lucien Braun, Achille Bey, Auguste Riegel et celle de
Louis Bellini à Bollwiller.
Les noms de tous ces patriotes, aujourd'hui tombés dans l'oubli, sont
nombreux : Eugène Hussmann, industriel - le Docteur Ernest Breckmann - Henri
Breugad, tailleur, spécialement chargé de l'habillement - Guy Engelberger,
l'épicier - le boucher Sélig et son employé Alfred Vonderscher, dont la
camionnette servait à conduire les évadés jusqu'aux passeurs - Auguste
Rosenthal - Emile Schoelhammer - Léon Schaedélé - Albert Bolcher - Pierre
Fischer - Henri Kolb, propriétaire du restaurant "Au Chemin de Fer" et son
employée Dora Palucci - Alice Florentz, Marie Stinus, Marie-Thérèse
Walgenwitz, Régine Vonfeld, toutes de jeunes vendeuses - Charles Grollemund
- Edgar Glasser - Jeanne Wust - Robert Borocco - Andrée Borocco, chargée
d'imprimer des fausses cartes d'identité - Mme Camille Koehler - Robert
Faath - Mme Preiss de l'Hôtel du Parc, tous de Colmar, sans oublier le
marchand de bière Léon Acker qui convoyait les évadés dans son camion -
Albert Krauth de Horbourg - le boulanger Louis Voegtli, Charles Ingold et le
cafetier Charles Eckly de Wintzenheim - Henri Eichholtzer et Marguerite
Dietrich de Turckheim - l'abbé Vuillemin, curé de Zimmerbach, et bien
d'autres encore.
La plupart de ces Alsaciens tombèrent entre les mains de la Gestapo en avril
et en septembre 1942, par l'introduction d'un faux prisonnier d'abord, par
la faiblesse de l'un des patriotes arrêtés qui donna une grande partie des
noms sous la torture, ensuite. Eugène Haussmann fut déporté avec sa femme,
sa mère et sa fille. Mme Preiss se pendit dans sa cellule pour ne plus subir
les tortures des hommes de la Gestapo, d'autres moururent en captivité.
[...]
Le 15 décembre 1942 au matin le glas sonna une nouvelle fois pour la
Résistance alsacienne. A la suite d'une dénonciation venue de France, 21
membres du groupe formant antenne du réseau "Kléber-Alsace" à Colmar,
Mulhouse et Strasbourg tombèrent entre les griffes de la Gestapo. Dans la
seule région de Colmar, les arrestations se succédèrent les 15 et 16
décembre : Lucien Riedinger, Pierre Fischer, Oscar Fega, Georges Munsch,
Léon Saettel, Clément Helfer, Charles Lamouche, Paul Gasser, Marcel Grebert,
Wetterwald, les frères Robert et Edmond Borocco ainsi que Louis Voegtli,
maire de Wintzenheim, rentré seulement depuis le mois de septembre de la
prison de Wolfach où il venait d'effectuer un "stage" d'un an. Pendant
l'instruction, qui ne dura pas moins d'une année, Oscar Fega mourut à la
suite des interrogatoires spéciaux de la Gestapo.
Le 2 novembre 1943, les autres inculpés comparurent devant le
Volksgerichtshof qui siégeait à Strasbourg sous la présidence du terrible
juge Freisler, surnommé le "juge sanguinaire". Les patriotes colmariens y
retrouvèrent l'abbé Charles Venner. Celui-ci, arrêté depuis le 9 octobre
1941 et déjà condamné à une peine de 18 mois de travaux forcés venait d'être
amené de la prison d'Ulm où il purgeait sa peine. Ses rapports antérieurs
avec les autres accusés avaient été établis par les policiers nazis. Il
avait été aumônier de l'hôpital militaire de Colmar jusqu'à l'arrivée des
Allemands.
Le juge Freisler prononça neuf condamnations à mort - celles de Robert
Borocco, Louis Voegtli, Pierre Fischer, Léon Saettel, l'abbé Venner, Paul
Gasser, Charles Lamouche, Clément Helfer, Marcel Grebert - ainsi que neuf
condamnations aux travaux forcés. Edmond Borocco condamné à une peine de 9
mois de prison seulement, fut libéré ayant effectué son temps de détention
en prévention. Quelques semaines après sa libération, prévenu à temps d'une
nouvelle arrestation, il réussit à prendre la fuite. Il se cacha à
Wittenheim, puis avec l'aide de Betty Acker, Paul Winter et Auguste Riegel,
il parvint à passer en Suisse par la filière de Hagenthal.
Les neufs condamnés à mort ne furent pas exécutés. Après huit mois passés
dans diverses prisons allemandes (notamment Stuttgart), ils furent versés,
en juillet 1944, dans un "Himmelfahrtskommando" (commando suicide)
spécialement chargé du désamorçage des bombes alliées non explosées à
Rheinbach, Aix-la-Chapelle, Cologne et Cassel. Malheureusement, le 29
juillet 1944 à Cologne, alors qu'ils dégageaient la terre autour d'une
grosse bombe, celle-ci explosa tuant Paul Gasser (technicien aux Mines des
Potasses d'Alsace), Clément Helfer (professeur à Logelbach) et Louis Voegtli,
l'ancien maire de Wintzenheim. Marcel Grebert, grièvement blessé, décéda par
la suite. Quant à Charles Lamouche, la maladie l'emporta en prison à Hameln.
29 juillet 1944 - Sprengkommando à Bonn
Sept patriotes français condamnés à mort en sursis d'exécution, creusent une
profonde fosse où se trouve une bombe d'avion non éclatée. La sueur
ruisselle sur leur visage osseux où les yeux brillent d'une flamme intense
d'espoir, la libération approche, les attaques aériennes se multiplient. La
nuit, malgré le danger des raids, le vrombissement des moteurs des escadres
aériennes fait battre la chamade au cœur de ces pauvres déportés. Et voilà
que, fatalité affreuse, on les force, eux, à enlever les projectiles non
percutés. La blouse de forçat colle à leur corps décharné. Par équipe de
trois ils sortent la terre de ce trou hallucinant où gît dans le fond cet
engin terrible. Le travail est délicat, déjà de nombreuses équipes ont
laissé leur vie à ce genre de travail, d'où le nom de "Himmelfahrtskommando".
A présent la bombe est dégagée, les regards se croisent... ce trou va-t-il
devenir une tombe ? La mort qui les avait frôlés maintes fois, allait-elle
s'emparer d'eux cette fois ? Le moment crucial approche - une équipe est
debout au bord du cratère - elle est au repos, ce sont l'abbé Venner,
Grebert, Saettel, Fischer et Robert Borocco ; deux gendarmes allemands
regardent également. L'artificier descend, se met sur la bombe. Gasser,
Helfer et Louis Voegtli sont sur les paliers du trou, à divers étages.
L'abbé Venner, accompagné de quelques camarades, s'éloigne un peu, ils ont
découvert un arbre où des fruits encore verts les attirent fortement. A ce
moment, une épouvantable explosion déchire l'air. La bombe de 10 tonnes a
éclaté ! Happée par un immense déchaînement fulgurant de flammes, l'équipe
Venner ne se souviendra par la suite que d'un immense coup d'assommoir reçu
en même temps qu'une chaleur brûlante les étouffait dans un embrasement
écarlate. Projetés à des distances diverses, les uns après les autres
retrouvent leur connaissance. C'est pour apprendre la terrible nouvelle de
la mort de leurs frères de souffrance. Ils étaient unis par des liens que
seuls connaissent ceux qui partagent de grandes épreuves.
Et voilà que Voegtli, Helfer et Gasser sont morts déchiquetés. Grebert est
grièvement blessé à la face, les autres, miraculeusement sauvés par l'abbé
Venner qui les avait entraînés à 50 mètres de là, sont très fortement
contusionnés. Le drame est achevé !
Le martyrologe du Réseau Kléber-Alsace s'est allongé encore,par une annonce
du 7 août 1944 que les habitants de Wintzenheim apprennent le décès du
boulanger Louis Voegtli, âgé de 47 ans
Le terrible bilan de ses pertes se solde par 10 agents morts pour la France
sur 17 arrêtés le 15 décembre 1942 et traduits le 3 novembre 1943 devant le
Volksgerichtshof de Berlin. Déjà à l'instruction Oscar Féga de Colmar meurt
en héros, animé des plus hauts sentiments religieux et patriotiques, les
agents Schwalm, Lienhard, Pierson, cheminot héroïque, sont fusillés à
Belfort. Charles Lamouche de Colmar meurt à son tour à bout de force à
Hameln. Wetterwald tombe sous les balles en voulant s'évader vers les lignes
russes. L'abbé Venner, au sourire angélique, celui qui savait si bien
redonner du courage, meurt épuisé en Alsace libérée. Ils sont morts ces
Alsaciens pour l'honneur de la France et afin que l'on sache devant le
jugement de l'histoire ce que fut la loyale et fidèle Alsace sous le
déchirement de la séparation avec la Mère Patrie.
Le 12 avril 1951 à Wintzenheim, Voegtli à son tour revient modestement, son
devoir accompli jusqu'au sacrifice suprême, reprendre sa place au pied des
vieux châteaux des Vosges, à l'ombre des sapins, parmi ses aïeux. Il fut un
passeur courageux, un agent de renseignements précieux et téméraire, un
vivant symbole de l'Alsacien frondeur, de la vieille race des généraux de
l'Empire.
Sa veuve héroïque fut également déportée par les Allemands *; qu'elle
veuille trouver ici, en consolation, ces mots de son mari, qui illustrent sa
Légion d'Honneur, sa Croix de guerre, sa Médaille de la Résistance, phrase
qu'il me disait après sa condamnation à mort : "Dis à ma femme que tout ce
que j'ai fait, je l'ai fait pour que vive la France !".
Source : Edmond Borocco, S-R. Kléber-Alsace, le 12 avril 1951, jour de
l'inhumation de la dépouille mortelle de Louis Voegtli à Wintzenheim, DNA du
jeudi 12 avril 1951
Arrêtée le 15 août 1943, Céline Voegtli (née Michelin le 19 août 1897 à
Sens-sur-Seille) fut déportée au camp de Schirmeck et libérée le 2 décembre
1944.
Le procès du réseau Kléber
Le 2 novembre 1943, en gare de Strasbourg, débarque un groupe de hauts
dignitaires des organisations nazies. C'est le "club du meurtre" du
Volksgerichtshof de Berlin, en grand uniforme. Ce haut tribunal politique
vient juger 16 patriotes alsaciens, membres du réseau militaire français
S.R. Kléber-Alsace, antenne Uranus. Le président du tribunal est le sinistre
Dr Freisler, surnommé à juste titre par les Allemands, der "Blutrichter", le
juge sanguinaire. C'est un fou dangereux qui hurle en gesticulant durant les
audiences. (C'est lui qui jugera les généraux allemands auteurs de
l'attentat manqué contre Hitler). A ses côtés, marchent ses sbires, pâles
fantoches en uniforme de parade. On pourrait se demander le pourquoi de ce
déplacement spectaculaire, alors qu'en Alsace occupée siègent déjà trop
souvent les Reichskriegsgerichte et Sondergerichte. Il faut se rappeler
qu'après les événements de Stalingrad, la puissance du Reich était fortement
ébranlée. Ses armées sont aux abois sur tous les fronts. En Alsace
particulièrement les bonzes nazis se révèlent nerveux et hargneux. Les
condamnations de patriotes alsaciens sont étalées dans la presse en grand
titre. Le mercredi des cendres, 10 mars 1943, ne l'oublions pas, le
Reichskriegsgericht n'avait-il pas déjà prononcé à Strasbourg, 13
condamnations à mort assorties de lourdes peines de prison pour les inculpés
de l'affaire dite du "Elsassbericht" (rapport d'Alsace).
Le Gauleiter Wagner n'avait-il pas proclamé dans un de ses discours
historiques "es werden Kôpfe rollen" (des têtes vont tomber). De même
l'épouvantable Moraller, rédacteur en chef du journal nazi de Strasbourg
écrivait que "les chefs intellectuels et les inspirateurs de la trahison qui
ne tendent à rien moins qu'à saper l'ordre existant en Alsace et à le
renverser au moment voulu devaient être exterminés". Mais en dépit de ces
menaces, la résistance alsacienne ne baissait pas la tête ; il fallait
frapper à nouveau et fort. D'où le grand jeu du plus haut tribunal politique
d'Allemagne venant siéger au cœur de l'Alsace à Strasbourg.
La constitution du réseau
Dès la fin de 1940, les services de renseignements alliés cherchaient à
obtenir le maximum de rapports, tant économiques que militaires. Le réseau
"Kléber" avait été créé en 1941 à Paris sur l'initiative d'un Belfortain
d'origine alsacienne, Pierre Beauclair, "Colonel Kléber". Une liaison
constante fut établie avec Londres. Il fut demandé au colonel Kléber
d'établir une antenne du réseau en Alsace. La tête d'antenne fut installée à
Lons-le-Saunier, sous la direction du capitaine Kleinmann. Ce réseau fut
progressivement structuré en Alsace. Les premiers contactés furent les
Alsaciens qui organisaient individuellement ou en groupes les passages
clandestins des prisonniers évadés et des réfractaires à travers les sommets
des Vosges, le Doubs et la Franche-Comté.
En février 1941, le jeune Oscar Fega de Colmar contacta M. Pierre Fischer
épicier à Logelbach qui donna son accord immédiat pour collecter des
renseignements et recruter des agents. Il s'adressa à M. Léon Saettel,
ingénieur à Strasbourg, qui se déclara prêt à servir la Résistance. Pierre
Fischer contacta alors MM. Louis Voegtli, maire de Wintzenheim, Robert
Borocco, industriel, et Edmond Borocco, imprimeur, Charles Lamouche,
serrurier, Clément Helfer, instituteur, tous de Colmar. Leurs épouses : Mme
Fischer-Nimsgern, Mme Voegtli, Mme R. Borocco-Humbert, Mme Edmond
Borocco-Jess et Mme Acker-Koehler firent partie également du réseau, qui
s'élargit ensuite vers la vallée de Munster. MM. Straumann père et fils, M.
Heyberger, M. Henri Munsch, Mlle Munsch, M. Lucien Riedinger, épicier à
Wintzenheim et M. Henri Eichholtzer, coiffeur à Turckheim.
A Mulhouse, c'est l'abbé Venner qui, secondé par Marcel Grebert du corps de
sapeurs-pompiers de Mulhouse, organise le secteur. M. Paul Gasser, employé
aux mines de potasse fournit régulièrement les états de production. Le reste
de l'équipe est composé de M. Wetterwald, Mlle Kirstetter, courageuse fille
de l'écluse de Munchhouse. Une jeune mulhousienne Yvonne Bader, dactylo à la
Gestapo, prendra le risque terrible de fournir de précieux renseignements
sur les personnes devant être arrêtées. L'abbé Venner vient deux fois par
semaine à Colmar chercher les messages qu'il transmet à l'héroïque
mécanicien de locomotive Bierson qui les transmettait à son tour à Belfort.
Celui-ci décèdera à l'instruction ainsi que son collègue Schwalm. L'acte
d'accusation officiel mentionnera à ce sujet que ces documents arrivaient à
Londres.
Le 14 juillet 1941, Voegtli, Féga, Gasser, passent la frontière pour
rencontrer le chef du réseau. Ils sont arrêtés à Champagnole (Jura), à la
ligne de démarcation d'Arbois. On ne retient heureusement contre eux que ce
délit et ils sont refoulés en Alsace. Mais le 9 octobre 1941, neuf agents
sont arrêtés et incarcérés dans les prisons de Colmar, Strasbourg et Wolfach
(Forêt Noire). Le 28 septembre 1942, après onze mois de prévention, cinq
d'entre eux, dont Louis Voegtli, sont relâchés faute de preuve. Les autres
sont condamnés à des peines de prison, allant de un à trois ans, les
Allemands n'ayant pu les convaincre que de "Landesverräterische Beziehungen"
(relations avec des traîtres). L'automne se passe, le réseau est remanié,
les missions continuent, Edmond Borocco assure par ses passages personnels
la liaison sur Gérardmer en même temps que la filière d'évasions avec ses
amis d'Orbey et des Basses-Huttes et Hautes-Huttes, Marcel Maire, Paul
Deparis, Paul Batôt (décédé en Russie), Joseph Miclo. Puis brusquement c'est
le drame.
Et ce fut novembre 1942
Les Allemands envahissent la zone libre, découvrent des documents secrets à
Lyon, arrêtent un agent qui va parler. Dans la nuit du 14 au 15 décembre
1942, la quasi-totalité des agents de Kléber-Alsace sont arrêtés. Une équipe
spéciale du contre-espionnage et de la Gestapo arrive à l'improviste à
Colmar et organise un coup de filet à la même heure qu'à Mulhouse et à
Strasbourg. Treize arrestations sous la menace des armes ont lieu à 7 heures
du matin. Venner, Grebert, Fega, Gasser sont extraits eux de leur prison et
ramenés à Offenbourg et à Kehl. M. Pierre Borocco est arrêté par erreur
comme suspect et relâché après un mois d'instruction. Les interrogatoires
commencent sans tarder dans les caves de la Gestapo à Colmar, les brutalités
accompagnent les séances qui durent parfois 48 heures, les inculpés restant
sans manger ni dormir. Les inspecteurs de la Gestapo, Darmstetter, Stassik,
Schmeltz se relaient et, étant donné l'importance de l'affaire, se déclarent
autorisés d'appliquer les "Verschärfte Verhöre" (interrogatoires poussés).
De temps en temps, l'Obersturmführer Gehrum vient se rendre compte des
"résultats obtenus". Tous les Alsaciens se souviennent de ce personnage.
C'était une sorte de géant au faciès de brute. Maître Heitz le qualifie :
"Il paraissait déguisé dans ses vêtements civils, c'est le maillot rouge du
bourreau qu'on imaginait d'instinct sur ce torse de boxeur". Heureusement
pour nous, cet escogriffe avait une cervelle d'alouette et était aussi idiot
que grand.
Tout le monde est déporté en Allemagne en camions sous la garde de SS armés,
et c'est pendant onze mois de secret en cellule que l'instruction se
poursuit. Les confrontations alternent avec les interrogatoires à Wolfach
(Bade) pour les uns, et à Offenbourg pour les autres. Jamais la visite d'un
avocat ne fut autorisée. Oscar Fega succombe le premier aux mauvais
traitements ; Fischer, opéré d'une appendicite purulente se traîne
misérablement, la plupart d'entre eux souffrent de troubles cardiaques.
Le procès...
Le 2 novembre 1943, l'ensemble des membres du réseau est transféré à
Strasbourg et comparait menottes aux mains. L'audience a lieu au tribunal
cantonal, les accusés ont le temps de défiler devant les familles éplorées
et tenues à distance. Le juge, le président Freisler, est assis sur une
petite tribune derrière une grande table en robe rouge ainsi que son
assesseur, le Landgerichtsdirektor Stier ; les autres acolytes en uniforme
de parade, un petit sabre posé devant eux, sont : un Generalarbeitsführer
Stoll, puis à leurs côtés, bardés d'insignes et de décorations le
SA-Brigadeführer Hohm et le SA-Gruppenführer Damian. Un peu plus loin, à son
pupitre, siège le procureur Dr Franzki. Devant eux, le greffier Thiele est
accompagné du secrétaire archiviste du Volksgerichtshof, au nom bien mal
venu de Sonnenschein.
Le président, après avoir ouvert la séance, déclare aussitôt le huis clos.
Les débats se déroulèrent devant un immense portrait du Führer. Freisler
commence par déclarer que les avocats seraient autorisés à plaider douze
minutes pour chaque accusé. Commencée à 9 heures, la mascarade de justice
fut achevée à 17 heures. Les avocats eurent le courage de demander, par la
voix de Me Potika de Fribourg, le rejet du procès, invoquant l'incompétence
du tribunal du peuple allemand, "étant donné que les accusés, officiers,
sous-officiers et civils étaient de nationalité française et ne pouvaient
donc être jugés que par un conseil de guerre". Freisler entra dans un de ces
accès de rage dont il était coutumier et hurla : "Refusé, ce sont des
Volksdeutsche".
Neuf condamnations à mort
Et voici le verdict rendu "au nom du peuple allemand". Neuf condamnations à
mort : Paul Gasser, Charles Lamouche, Pierre Fischer, Léon Saettel, Clément
Helfer, Louis Voegtli, Robert Borocco, Charles Venner et Marcel Grebert.
Plus des peines d'emprisonnement pour les autres inculpés : Jeanne
Kirstetter et Anne Fischer (3 ans de réclusion - Zuchthaus), Edmond Borocco
et Armand Falck (9 mois de prison - Gefängnis), Lucien Riedinger (1 an et
demie de prison - Gefängnis). Seul Georges Andlauer est acquitté. Les
condamnés à mort sont transférés à Stuttgart, et c'est pendant huit mois le
calvaire quotidien de l'attente.
Le 4 juin 1944, l'avocat allemand Riebel était averti que le recours en
grâce était refusé. Pressé par les familles, l'avocat accepta de se rendre à
Berlin qui se trouvait à ce moment sous les bombardements. Un hasard
miraculeux avait fait que Reibel était un ami d'université du ministre
Meissner, dernier ministre de l'équipe de Hindenburg et qui s'occupait des
recours en grâce. Meissner se laissa convaincre d'aborder le Führer. Le 5,
il fut admis auprès d'Adolphe Hitler, qui se promenait nerveusement dans son
jardin. Meissner obtint la signature du Führer pour une commutation de
peine. Il était temps, jamais Hitler n'aurait plus signé car précisément le
6 juin 1944, les alliés débarquaient en Normandie.
Transférés à la prison de Rheinbach, les déportés sont affectés aux
terribles commandos de désamorçage de bombes, dits "Himmelfahrtskommandos".
Ce travail périlleux se termina fatalement par une tragédie. Le 29 juillet
1944 aux environs de Cologne à Wessling, le Kommando creuse une profonde
fosse. Au moment crucial du désamorçage de l'engin, une bombe à retardement
de 10 tonnes, celui-ci éclate, tuant Paul Gasser, Clément Helfer, Louis
Voegtli.
Relevés de leur travail peu avant l'accident, Pierre Fischer, l'abbé Venner,
Léon Saettel et Robert Borocco sont indemnes. Marcel Grebert par contre est
très grièvement blessé au visage, mais survivra. Charles Lamouche meurt
bientôt à bout de forces à Hameln. Wetterwald sorti de prison est incorporé
de force et tombe sous les balles en voulant s'évader vers les lignes
russes. Edmond Borocco réinculpé, après un an de réclusion, par la Gestapo
informée de ses activités Alsace-Vosges, réussit à s'évader en Suisse sous
un train de charbon aidé par de fidèles amis. Il revint en Alsace dans les
rangs de la Première armée française.
La région d'Orbey, un bastion de la Résistance
[...] Le 15 juin 1942 fut une journée tragique. Deux mouchards,
responsables, l'un de 75 arrestations, et l'autre de 83, avaient téléphoné à
la Gestapo. Ils avaient indiqué l'heure prévue pour le départ d'une jeune
Strasbourgeoise et d'un prisonnier originaire de Marseille qui tentaient de
gagner la zone libre.
A 4 heures du matin, la Gestapo arrêta tout le monde. C'est alors que l'on
se rendit compte combien les passeurs d'Orbey avaient des attaches profondes
à Colmar et dans les environs. Arrêtés ou pourchassés à Colmar, l'épicier
Guy Engelberger, le boucher Sélig qui, avec son commis Alfred Vonderscher,
ne se contentait pas seulement de ravitailler les évadés, mais les faisait
monter dans la fourgonnette pour les conduire jusqu'aux passeurs ; inquiétés
les Léon Schaedelé, Albert Bolcher, Vve Jeanne Wuest, tous trois de Colmar,
Albert Krauth de Horbourg, Franz Faller, ainsi que Robert Borocco et Pierre
Fischer qui furent plus tard arrêtés et condamnés à mort pour appartenance à
un réseau d'espionnage ; suspectés également le coiffeur Henri Eichholtzer
et Mme Vve Marguerite Dietrich, tous deux de Turckheim ; et, est-il
nécessaire de le préciser, arrêtés tous les passeurs et les résistants de la
région d'Orbey, tous compromis par les deux faux prisonniers mouchards.
A Wintzenheim, Charles Ingold (le frère de Mme Vve Dietrich), qui
travaillait avec la filière des Basses-Huttes, avec Antoinette Scandella
(devenue Mme Million) et que Charles Eckly, restaurateur à Wintzenheim,
véhiculait parfois en voiture jusqu'au-dessus de Pairis, réussit à échapper
aux poursuites. En attendant que la tourmente soit passée, il alla se cacher
chez son oncle Joseph Miclo qui exploitait une ferme à Neuwiller, près de la
frontière suisse. Il avait de sérieuses raisons de se méfier ayant à son
actif 85 passages. Le 3 août 1942, il prit une échelle et un panier, grimpa
sur un cerisier qui bordait la frontière et du haut de son belvédère
attendit le moment favorable en observant le va-et-vient des douaniers.
Quelques jours plus tard, à Wintzenheim, ses parents recevaient une lettre
postée de Suisse. Au milieu du texte cette phrase sibylline les rassura :
"Florentine est bien arrivée".
Son chef de file, le boulanger Louis Voegtli, ne risquait pas pour sa part
d'être arrêté par la Gestapo. Il était déjà en prison. "Inclinons-nous
devant sa mémoire, écrit M. Eugène Mey dans son excellent ouvrage Le drame
de l'Alsace (Éditions Berger-Levrault). De nombreux prisonniers de guerre se
rappelleront sa boulangerie hospitalière. En 1941, il avait été arrêté près
de la ligne de démarcation, emprisonné à Champagnole, puis trois semaines
plus tard, relâché faute de preuves suffisantes. Repris une deuxième fois,
il fut jeté dans la prison de Colmar. Il y resta d'octobre 1941 à février
1942. Transféré à Stuttgart, son silence lui valu d'être remis en liberté le
12 septembre 1942. Puis une troisième fois, le 15 décembre de la même année,
il fut condamné à mort pour espionnage et appui prêté aux évadés. Gracié en
juin 1944 et incorporé par les nazis dans une équipe d'artificiers chargés
de ramasser des engins non éclatés, Voegtli trouva la mort dans l'explosion
d'une bombe".
C'était à Bonn, le 29 juillet 1944. Ni Voegtli, ni Helfer, ni Gasser, du
réseau de renseignements "Kléber-Alsace" ne reverront la France pour
laquelle ils s'étaient tant battus.
Source : Jacques Granier, L'épopée des passeurs d'Alsace (XI), DNA du 28
septembre 1964
Charles Ingold, né à Wintzenheim le 22 juin 1922, est décédé à Colmar le 5
juillet 2002, dans sa 81ème année
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