La Division Das Reich et la Résistance 8 juin-20 juin 1944
La Panzer Waffen SS Division Das Reich
D’après Max Hastings, traduit de l’anglais par René Brest, Pygmalion Gérard
Watelet, Paris, 1983
8 juin 1944. 15 000 hommes, 209 chars et pièces d'artillerie autoportée quittent
Montauban. C'est la 2e division cuirassée (Panzer) de la Waffen SS, Das Reich.
Elle va entreprendre un mouvement de 725 km qui s'achèvera quinze jours plus
tard en Normandie. Le temps pour cette formation d'acquérir une réputation
sinistre et de s'inscrire dans l'histoire parmi les plus atroces chapitres de la
Seconde Guerre mondiale...
[…] dans son histoire officielle de la section française du S.O.E (Spécial
Opération Exécutive : Exécutif des opérations spéciales), le Pr Foot (Doyen des
historiens britanniques et américains de la Résistance, ancien officier de
renseignement de la brigade des SAS britanniques en 1944) écrivait sur la
division Das Reich :
« La quinzaine de jours de retard imposée à un déplacement qui n'en exigeait que
trois peut avoir contribué d'une façon décisive au succès de la mise en place
par les Alliés d'une tête de pont en Normandie. Les Allemands furent si malmenés
durant leur parcours qu'à leur arrivée sur le front... leur agressivité n'était
plus celle du départ... La division Das Reich était tel un cobra qui, ayant
agacé ses crocs contre un bâton agité devant lui, aurait considérablement perdu
de sa dose de poison. »
A LONDRES ET EN FRANCE ; 5-6 JUIN 1944
Le 5 juin 1944, alors que les premiers bâtiments alliés parvenaient en vue des
côtes normandes, le service français de la BBC diffusa, à 21 h 15 comme
d'habitude, des messages personnels. Ceux-ci constituaient alors les armes les
plus précieuses et les plus exaltantes de la Résistance depuis plus de trois
années d'occupation, de revers, de pessimisme et d'interminables luttes pour
créer en France un mouvement d'opposition active. Au risque de leur vie, des
poignées d'hommes et de femmes se réunissaient chaque soir pour écouter la voix
de Londres malgré les parasites dus à la distance et au brouillage des Allemands
:
« Charles est très malade... Marcel aime Marceline... Il n'y a pas de bananes...
La guerre de Troie n'aura pas lieu... Yvette a dix doigts... » Certaines phrases
n'avaient aucun sens caché. Mais beaucoup d'autres alertaient les résistants, de
la Bretagne aux Pyrénées, du Vercors aux Ardennes. Il s'agissait d'un signal
convenu pour un rendez-vous avec un avion Lysander dans un champ
d'Ile-de-France, pour un parachutage d'armes en Corrèze, ou bien pour l'arrivée
dans le Gard d'un nouvel opérateur radio.
Déjà le 1er mai de très insolites messages avaient été diffusés. Couvrant
l'Hexagone, ils signalaient que l'ouverture d'un deuxième front aurait lieu dans
les semaines à venir. Le 1er juin une autre série ramena le délai à quelques
jours. Enfin, dans l'après-midi du 5 juin, le général Gubbins, patron du SOE, et
le colonel David Bruce, représentant à Londres l'OSS américain, se rendirent
chez le général Koenig, chargé de coordonner toutes les opérations de la
Résistance sur le sol français après le débarquement. Ils lui demandèrent son
accord pour la diffusion, le soir même, des messages de «passage à l'action».
D'anciens résistants et agents alliés ont pu oublier, au fil des ans, quelques
événements de la Seconde Guerre mondiale. Mais aucun, ni aucune, d'entre eux
n'oubliera jusqu'à sa dernière heure la réception de « son message » personnel,
envoyé ce soir-là.
Celui de George Starr était : « Il a une voix de fausset ». A peine entendu, une
opératrice de radio, une petite WAAF (Women's Auxiliary Air Force, Auxiliaires
féminins des forces aériennes) anglaise nommée Annette Cormeau, dégringola en
hâte de sa chambre pour l'annoncer au petit groupe rassemblé dans la cuisine
d'une ferme de Castelnau-sur-l'Auvignon, au cœur de la Gascogne. Starr — alias «
Hilaire » pour le SOE — s'y trouvait en compagnie de la famille Larbeau dans
laquelle il vivait. Cet ingénieur du Staffordshire, réservé et froid comme
l'acier, venait d'organiser en France, en l'espace de vingt mois, l'un des plus
vastes réseaux de « spécialistes ». N'étant pas homme à laisser éclater sa joie,
il se contenta d'un large sourire accompagné d'un : « Cette fois, ça y est. »
Aussitôt, par l'intermédiaire de résistants réfugiés dans le hameau, il fit
diffuser l'information et quelques heures plus tard des explosions sur les voies
ferrées annoncèrent le démantèlement des lignes de communication. De nuit, à
pied, à vélo, tassés dans des voitures à gazogène, les clandestins accoururent.
Une euphorie volubile, traversée de rires, envahit l'église où étaient cachées
les armes qu'on distribua et où l'on procéda avec excitation au garnissage des
chargeurs, au nettoyage des mitraillettes et des fusils mitrailleurs encore
recouverts d'une couche de graisse protectrice.
« La girafe a un long cou », son message, Jacques Poirier le reçut au cœur d'un
maquis cantonné dans la solitaire dignité du château de Poujade en surplomb de
la vallée de la Dordogne. Depuis quelques mois les Allemands n'exerçaient plus
un contrôle aussi attentif sur une grande partie de ce département pour lequel
ils se contentaient d'occasionnelles expéditions punitives. Sous le pseudonyme
de « Nestor », Poirier, délégué du SOE pour la Dordogne et la Corrèze, était à
l'origine des parachutages d'armes au profit de ces milliers de maquisards qui
étaient maintenant impatients de s'en servir. Pendant cette nuit du 5 juin et
les jours suivants, Poirier sillonna la région à travers bois et collines,
donnant cette seule consigne à tous les maquis : « Foutez le maximum de
pagaille... »
Peu de ces résistants auxquels il s'adressa soupçonnaient la présence, à environ
130 km au sud, du côté de Montauban, de la 2e Panzer SS Das Reich. En effet, les
officiers du SOE, et à plus forte raison les résistants ordinaires, avaient
connaissance des seuls renseignements d'ordre militaire émanant de Londres, sauf
en de très rares occasions, et le contact avec les autres groupes ne
s'établissait — et cela toujours avec retard — qu'à la faveur d'une visite
personnelle ou de l'envoi d'un agent de liaison. De sorte que les milliers de
résistants qui s'attroupaient en armes, au matin du 6 juin, en Corrèze, en
Dordogne, dans le Lot et le Sud-ouest ne savaient que peu de chose, sinon que le
Jour J venait d'arriver. Et s'ils s'attendaient à combattre, ils ignoraient
encore contre qui.
Le capitaine Marius Guedin, un ancien du 60e RI, était l'un des rares dirigeants
de la Résistance en revanche à savoir depuis plusieurs mois ce que ses hommes
auraient à faire. Né à Brive-la-Gaillarde, la bien nommée, au pied des
contreforts du causse corrézien, il avait été, à son retour en 42 de captivité
outre-Rhin, l'un des premiers à tenter de monter un mouvement local de
résistance, et à poursuivre une action aussi délicate avec une ténacité cachée
derrière un aspect timoré de « père tranquille » à lunettes. Il était en liaison
avec des officiers britanniques envoyés dans la région — Jacques Poirier fut le
dernier en date. C'est lui encore qui repoussa les propositions des agents
envoyés par de Gaulle pour coiffer l'Armée secrète locale.
Durant tout l'après-midi du 5 juin, dans un superbe château géorgien du
Bedfordshire, Hasell's Hall, une jolie brunette et un charmant jeune homme
construisent gaiement ensemble un puzzle, sans même connaître leur identité
réciproque. Le jeune homme, âgé de vingt-deux ans, est un officier des SAS
britanniques. Il s'appelle John Tonkin, a déjà combattu en Afrique et en Italie,
avant d'être pris par les Allemands et de rejoindre son régiment à la faveur
d'une évasion spectaculaire. Il va être parachuté en France afin de préparer
l'atterrissage d'une quarantaine de ses hommes dont la mission consiste à
disloquer les lignes de communication de l'ennemi à partir d'une base éloignée
du futur front, au sud de Poitiers. Plus tard, il écrira à sa mère :
«Ce château était la "dernière demeure" des agents qui allaient partir. Nous
avons été choyés par le Service territorial auxiliaire. Richard et moi étions
les seuls "opérationnels" sur place, avec l'équipe Jedburgh de l'opération
Bulbasket, deux de nos officiers pour Houndsworth, deux pour Titanic et quatre
autres agents dont deux étaient des filles d'une beauté surprenante. Nous avions
vérifié et re-vérifié tout notre matériel une cinquantaine de fois. Si bien que,
n'ayant plus rien à faire, nous avons tué le temps d'une manière agréable en
faisant des puzzles avec les filles. »
Dans la semaine qui allait suivre, par un singulier hasard, tandis que les
hommes de Tonkin dirigeraient une attaque aérienne contre les trains-citernes
destinés à la Das Reich, la jolie brunette de vingt-quatre ans tomberait aux
mains des SS, à l'occasion de sa deuxième mission en France. Elle serait ensuite
acheminée par la route vers un cruel destin. Son nom : Violette Szabo.
Vera Atkins, l'une des vedettes de l'état-major du SOE à Baker Street, passait
également la longue journée à Hasell's Hall, dans l'attente du débarquement et
des parachutages reportés de 24 heures. Ce soir-là, en accompagnant les jeunes
filles à l'aérodrome secret de Tempsford, elle parla de Violette Szabo, qui «
était merveilleusement belle avec des boucles d'oreilles en forme de marguerite,
et clips assortis qu'elle avait achetés à Paris lors de sa première mission ».
Un moment plus tard un officier des SAS en s'approchant de Vera lui confia ses
boutons de manchette et lui demanda de les remettre à sa mère. Puis les Halifax
emportant officiers et agents britanniques vers leurs missions s'enfoncèrent
dans la nuit au bout de l'aire d'envol. Vera regagna Baker Street en voiture. Il
était trop tard et la fatigue trop grande pour songer à célébrer le Jour J.
En France enfin, le lendemain matin, 6 juin, l'état-major du régiment Der
Führer, l'une des deux brigades d'infanterie de la Das Reich, reçut ce bref
message du QG de la division basée à Moissac. Il était rédigé en ces termes : «
Invasion ennemie déclenchée à l'aube. Prendre dispositions pour mouvement
immédiat. »
2e DIVISION PANZER SS, Montauban, Mai 1944
D’abandonner la boue et les inondations, accrues par la fonte des neiges, et
d'embarquer dans un train qui, traversant l'Europe, devait les conduire
finalement à Tulle, à Oradour-sur-Glane et en Normandie. Abandonnant sur place
quelques chars, véhicules et pièces d'artillerie ainsi que des milliers de
cadavres sur les marécages glacés du Pripet et de la « poche » de Tcherkassk,
ils avaient apprécié cette délivrance et entrepris le périple qui, de cet enfer
de la Prusse-Orientale, devait les mener d'un point à l'autre de l'empire du
Führer, et maintenant à son extrémité occidentale.
Le sort des armées allemandes sur le front de l'Est devait se jouer en 1944. Les
intempéries ayant imposé un arrêt temporaire des combats, les Russes décidèrent
de différer leur prochaine offensive jusqu'au débarquement allié en France.
C'était une chance inestimable qui s'offrait à Hitler de concentrer le front et
de regrouper en profondeur ses lignes de défense tout en envoyant des troupes à
l'ouest pour pallier la menace d'invasion ennemie. Mais cette chance, il ne la
saisit pas. Ses armées, affaiblies, s'éparpillaient sur une ligne de plus de
2500 km, avec au centre des divisions d'un effectif moyen de 2000 hommes
couvrant chacune un secteur de 25 km. C'était faire un mauvais calcul, et entre
juillet 43 et mai 44, quarante et une d'entre elles, déjà, avaient fondu sur
place. Bilan pour le moins tragique : près d'un million de morts entre juillet
et octobre 43, 341950 hommes entre mars et mai 44. Même durant les mois qui
suivirent le débarquement allié en Normandie les pertes allemandes à l'est
demeuraient quatre fois plus importantes qu'à l'ouest.
Aussi n'y avait-il aucune comparaison possible entre la 2e Panzer SS Das Reich,
arrivant à Bordeaux, par l'est, et la superbe armée de volontaires qui était
entrée en Russie, dans le sillage de la Wehrmacht en juin 1941. Le haut
commandement du front oriental l'avait brutalement amputée en envoyant les
meilleures formations colmater le fléchissement du front sur le Dniepr et
seulement quelques milliers d'hommes de soutien dans l'attente d'être équipés en
véhicules et armements de toutes sortes avaient été dirigés vers la France. Pour
reconstituer l'effectif, 9000 remplaçants envahirent casernes et camps :
c'étaient des gamins de dix-sept ou dix-huit ans, non instruits, la plupart
ressortissants germaniques -- Hongrois, Roumains, ainsi qu'un important
contingent d'Alsaciens. Cela représentait une douzaine de nationalités. A peine
trois mois avant d'être jetés dans une des grandes batailles de l'Histoire, ces
recrues de fortune tiraient pour la première fois avec un Mauser K 98,
s'initiaient au démontage du MG 42 et s'entraînaient dans les bois et les champs
du Sud-ouest de la France au canon antichar Pak 75.
Ils renforcèrent vers le sud-est, en avril 44, les rescapés du groupe de combat
de la division, enfin détaché du front oriental et formèrent alors l'une des
trois divisions cuirassées, une division motorisée et treize divisions
d'infanterie constituant le groupe d'armées G du général Von Blaskovitz,
appelées à défendre le Sud de la France. Montauban, juste au nord de Toulouse,
était la ville sur laquelle Hitler avait pointé l'index le 6 avril. Son
état-major estimait que la Das Reich pouvait se préparer au combat dans cette
paisible région tout en étant bien placée pour intervenir sur les côtes
atlantique ou méditerranéenne si les Alliés envahissaient la France. Et si
s'intensifiait au centre du pays la rébellion qui irritait Von Rundstedt, la Das
Reich serait alors en mesure de garantir les communications entre les groupes
d'armées G et B.
Appelés dans les heures les plus terribles, les SS étaient devenus les pompiers
du Troisième Reich.
En France, parmi les dix divisions blindées cantonnées à cette époque, trois
seulement appartenaient à la Waffen SS. La seule unité en mesure de procurer un
appui immédiat aux faibles divisions d'infanterie qui défendaient les plages de
Normandie était la 21e Panzer. Rommel avait d'ailleurs fait connaître sa
désapprobation à Hitler, car il ne concevait pas une politique consistant à
maintenir le gros des unités blindées à 80 km au moins, et dans certains cas à
240 km, des côtes. Aussi, au moment du débarquement, tous les officiers
supérieurs de l'armée allemande comprirent que la maîtrise de l'air par les
Alliés entraverait considérablement les mouvements des renforts allemands. Or la
Das Reich, à Montauban, de même que la 9e division blindée sur le Rhône se
trouvaient à environ 700 km du théâtre des opérations en Normandie !...
Cependant, et malgré les difficultés en première ligne, on pouvait
raisonnablement espérer qu'il serait possible de conduire au moins jusqu'à la
Loire une division blindée se trouvant dans le Midi. Du côté des Britanniques,
occupés par les préparatifs d'un gigantesque programme de bombardement des
moyens de transport, on admettait que la Das Reich serait à pied d'œuvre dans
les jours suivant le 5 juin, afin d'opérer une contre-attaque de la tête de
pont. Précédant de trois semaines l'opération Overlord (Nom de code du
débarquement allié), un rapport du 2e Bureau britannique sur les capacités des
blindés allemands établissait que « la 2e Panzer SS se concentrerait dans la
zone des combats au Jour J + 3 ». Aussi les Alliés envisageaient-ils avec
inquiétude que la 2e division SS avec ses 209 chars et son artillerie d'assaut —
soit le dixième de toutes les forces cuirassées à l'ouest — jouerait un rôle
important vers le 9 ou 10 juin dans la bataille de Normandie. De leur côté, la
plupart des officiers de la Das Reich partageaient également cette opinion.
En cette cinquième année de guerre, Hitler se faisait des illusions en
qualifiant la Das Reich de «vieille division ». Les soldats, à l'instruction
autour de Montauban, étaient en majorité composés d'appelés qui auraient fait
sourire les «vieux» SS de 1939. Aussi, lorsque Sadi Schneid, jeune Alsacien
affecté à la division depuis février à Bordeaux, se plaignit d'un mal de dents,
un sous-officier partit d'un gros rire, se souvenant que la Waffen SS
d'avant-guerre, légion des surhommes nazis, refusait impitoyablement tout
candidat entaché d'une imperfection physique, fût-ce un simple plombage
dentaire.
[…]
Les soldats allemands eux-mêmes n'avaient plus l'enthousiasme du début de la
guerre. Tel cet officier des Panzer-grenadier, le major Otto Weidinger, qui
écrivit : « La prolifération des raids aériens sur les villes allemandes et
l'alourdissement des pertes civiles ont gravement sapé le moral des troupes.
Chaque jour, des soldats apprenant la destruction de leur foyer, la fin tragique
d'épouses et d'enfants rentrent de permission très déprimés. L'action
imprévisible des maquis, faisant de chaque homme une cible à tout instant, au
mépris de la convention de La Haye, augmente encore la nervosité. Or la mort de
chaque soldat, dans ces méprisables et lâches circonstances, démoralise l'unité.
Et cela fait suite à des années de lutte contre le bolchevisme en Russie ! »
Néanmoins, en dépit de la médiocre qualité des recrues, malgré de criantes
pénuries de carburant, de moyens de transport et d'armement qui entravèrent
l'instruction au cours du printemps 44, la Das Reich représentait encore une
formidable puissance de feu.
[…]
A cet égard, le général Heinz Bernard Lammerding, commandant la division Das
Reich en juin 44, était par excellence un pur produit de la nouvelle
aristocratie nazie. Né à Dortmund, ingénieur diplômé, il s'était très tôt
converti au national-socialisme. Nommé directeur d'une école d'ingénieurs de SA,
il occupa divers postes pour cette organisation jusqu'en 1935, date à laquelle
il devint membre des SS sous le n° 247062.
Capitaine du génie dans la Waffen SS au début de la guerre, nommé pendant deux
années à l'état-major divisionnaire des Verfügungstruppen (novembre 40 à août
42) il commanda ensuite un régiment d'infanterie. Cette promotion fut suivie
d'une courte période à l'état-major d'un corps cuirassé avant que ne lui soit
attribué en juin 43 le poste de chef d'état-major du général Von der
Bach-Zelewski. (Ce dernier se fit une réputation en menant avec une brutalité
incroyable des opérations de nettoyage à l'encontre des partisans lors de la
progression allemande en Russie.) La signature de Lammerding figura sur nombre
de documents effroyables ordonnant la destruction totale pour complicité de
villes et de villages. A la fin 43 Lammerding prit le commandement des troupes
de la Das Reich qui, sur les arrières de cette division, luttaient contre les
partisans et, le 25 janvier 44, il fut promu à la tête de la division elle-même.
Le 22 mai 44, alors qu'elle tenait garnison à Montauban, il venait de recevoir
et de fêter la croix de chevalier pour services rendus en Russie. Il n'avait que
trente-huit ans.
Bien que déjà fort en retard sur son programme, l'entraînement de la Das Reich
fut au cours de ce printemps régulièrement interrompu. Les unités de la division
durer participer à des ratissages et à des expéditions punitives contre la
Résistance qui, de semaine en semaine, intensifiait son harcèlement par le fait
de tireurs isolés, de barrages routiers, de sabotages les plus divers et les
plus dispersés tout autour du vaste secteur où la division s'était installée,
mettant à profit une cinquantaine de casernes et de camps. Pour une division
cuirassée, énorme machine de guerre, les terroristes ne constituaient pas
réellement une menace mais leur présence obligeait chaque unité à poster des
sentinelles, chaque homme à se munir d'une arme en permanence, chaque camion de
ravitaillement à ne rouler qu'avec une escorte. C'est ainsi que, exaspéré par la
nécessité d'avoir à tenir un piquet de quatre hommes pour surveiller son
domicile, Otto Pohl préféra s'installer avec sa troupe dans le centre de
Caussade. La section antichar à laquelle appartenait Sadi Schneid fut, elle,
l'objet d'une très sérieuse enquête régimentaire lorsqu'on s'aperçut un matin
qu'un stock de vivres avait disparu du magasin. Même les artilleurs de Karl
Kreutz étaient sans cesse dispensés d'entraînement pour parcourir la campagne à
la recherche des stocks d'armes parachutées aux maquisards. Un container était
parfois découvert dans un champ ou un taillis mais, le plus souvent, ce genre
d'opération se révélait infructueuse.
Selon Albert Stuckler, la division perdit en mai 44, par l'action des
terroristes, une vingtaine d'hommes et une centaine de véhicules. Un jour, dans
l'hôtel d'un village proche de Caussade, un soldat fut abattu avec son épouse
venue le voir, et un sous-officier fut tué par une rafale de mitraillette en
sortant d'un café de Figeac.
Aussi, durant les dernières semaines précédant le Jour J, la Das Reich s'en
prit-elle à la Résistance. Les représailles n'eurent pas de commune mesure avec
celles effectuées en Russie, mais elles furent, à l'époque, douloureusement
ressenties. Le 2 mai, à 2 km environ de Montpezat-de-Quercy, la patrouille d'un
bataillon de chars fut victime d'un tir lors de son entraînement. Aussitôt les
SS s'abattirent sur Montpezat, incendièrent plusieurs maisons, pillèrent sans
vergogne et malmenèrent les civils trop lents à se soumettre. Toutes ces
journées se soldèrent par un effroyable bilan. Ainsi, le 11 mai, les
Panzergrenadier du Der Führer se livrèrent dans le Lot à une série de
ratissages. Vingt-quatre personnes, dont quatre femmes, furent arrêtées à
Saint-Céré et déportées ; quarante à Bagnac. A Cardaillac deux femmes furent
atteintes par des balles et l'une en mourut. A Lauzes, Mme Moncoutre, une
quinquagénaire, et sa fille de vingt ans, Berthe, qui gardaient des moutons
furent tuées. A Orniac, tout fut systématiquement pillé. Le 1er juin, une unité
de chars, qui se déplaçait au nord de Caylus, mitrailla six civils à Limogne, un
à Cadrieu et deux à Frontenac. Le 2 juin, après le coup de main d'un maquis en
rase campagne, vingt-neuf fermes furent incendiées ainsi que le village de
Terrou dont les 290 habitants se retrouvèrent sans abri. Le 3 juin, après
l'attaque d'un véhicule SS près de Figeac, deux vieillards âgés de
soixante-douze et soixante-quatorze ans furent fusillés sur place. Dans une
ferme de Viazac, un village voisin, les SS fusillèrent sans plus de procès six
hommes et une femme. Ce n'était pas tout, hélas : l'action la plus meurtrière de
la Das Reich, dans ces jours de mai, fut un raid sur Figeac où les Allemands
découvrirent dans un repaire de la Résistance 64 fusils, 3 fusils mitrailleurs,
31 pistolets mitrailleurs et un bazooka. La ville paya un prix terrible : plus
de mille personnes furent arrêtées et déportées en Allemagne, et quarante et un
habitants furent abattus.
Ces opérations effectuées par la Das Reich irritaient cependant l'état-major
divisionnaire soucieux de respecter son programme d'instruction. A plusieurs
reprises il protesta auprès du 58e corps et du groupe d'armées G conte l'emploi
de ses troupes de choc à la poursuite de « bandits communistes ». « Notre
caractère et notre mentalité ne se prêtaient absolument pas à cette guerre-là.
Il existait des unités spécialement préparées à ce type d'opérations » devait
déclarer plus tard le major Stuckler. De surcroît l'instruction était paralysée
par une pénurie chronique de carburant et les liaisons et communications entre
les unités étaient médiocres. En outre, beaucoup des « bleus » appelés en
février et en mars venaient à peine de terminer leurs « classes ». Et la
division souffrait de l'insuffisance du matériel de transport — surtout en
camions d'infanterie et en tracteurs d'artillerie — et de la livraison trop
lente des chars. Le 16 mai, elle n'avait reçu en tout et pour tout que 37 Panzer
V et 55 Panzer IV alors que sa nouvelle dotation — déjà réduite — prévoyait 62
chars de chaque catégorie. En revanche, elle était remarquablement pourvue de 30
Sturmgeschützen. Ces canons d'assaut automoteurs, comparables à des chars sans
tourelle, n'offraient par leur ligne très basse qu'une cible réduite au tir
ennemi. Les deux régiments de Panzergrenadier — soit une brigade — avaient leurs
effectifs complets, mais ils manquaient incontestablement d'entraînement et,
portant sur ses soldats un regard lucide, le major Weidinger estimait qu'ils
seraient à peine en mesure de livrer un combat d'une durée limitée.
Pourraient-ils soutenir cet effort plusieurs semaines de suite ? Rien n'était
moins certain.
Special operation executive SOE : Baker Street
En France, la Résistance se préparait au Jour J. Enfin, après des années de
doutes, Londres et Washington, reconnaissant la volonté et la force réelle des
hommes et des lemmes des maquis, allaient se décider à les mettre à l'épreuve.
Ces quatre années durant, il est vrai, la Résistance n'avait pas mené contre les
Allemands une guérilla intensive et il avait fallu attendre la fin 41 et le
début 42 pour qu'un petit nombre de Français sortent du terrible découragement
et de l'apathie provoqués par leur défaite. Les uns après les autres, les
journaux d'opposition clandestins avaient vu le jour et s'étaient tenues les
premières réunions des opposants au régime de Vichy, aussi discrètes que
prudentes. Parmi ces courageux pionniers, beaucoup furent pris et fusillés mais
d'autres étaient là, déjà, pour assurer la relève. Les poignées du début
allaient devenir des centaines, puis des milliers de groupes indépendants de
résistance ou de filières d'évasion qui établirent des liens individuels avec
les nombreuses organisations qui à Londres suivaient avec intérêt ces
initiatives. Il y avait la section française (avec rouages britanniques) du SOE,
le MI-6, le MI-9, le Bureau central de Renseignements et d'Action militaire (BCRA)
du général de Gaulle, et, plus tard, il y eut le Bureau des services
stratégiques (OSS) américain. Ces liens, souvent forgés au hasard d'une
rencontre fortuite ou d'un échange de noms, permettaient au fur et à mesure et
une fois pour toutes la spécialisation de chaque groupe : recueillir des
renseignements, faciliter l'évasion de prisonniers, se préparer à une lutte
ouverte contre l'occupant. Malheureusement, le Conseil national de la
Résistance, centralisant avec efficacité la multitude d'organisations
existantes, allait voir son autorité battue en brèche après la capture, en 43,
de Jean Moulin qui l'avait mis sur pied et le dirigeait. A partir de ce
moment-là, on se préoccupa moins de rechercher l'unité, ce qui se révéla
peut-être bénéfique pour la sécurité de tous, et jusqu'à la fin la Résistance
demeura un patchwork de réseaux indépendants qui se chevauchaient mutuellement
et parfois se détestaient. Aussi les officiers français et britanniques,
parachutés pour fournir des armes ou établir des liaisons avec Londres,
pouvaient rarement faire davantage que colmater les brèches causées par des
rivalités locales et ce n'était que tentatives pour donner au mouvement une
politique commune de plus grande envergure.
Il s'agissait en fait de rassembler tous les efforts pour la création d'une
armée clandestine qui se soulèverait au Jour J et occasionnerait le maximum de
désordre sur les arrières de l'ennemi. Ainsi en 42 et au début 43, cette Armée
secrète — qu'on appelait l'AS — se composait de Français menant une vie
régulière tout en se tenant prêts à abandonner leur « couverture » et à prendre
les armes le moment venu. L'occupation allemande de la zone libre, en novembre
42, était profitable à l'AS et beaucoup d'officiers et de soldats de l'armée de
l'Armistice, créée alors par Pétain et désormais démantelée, passèrent à la
Résistance. Dans le Midi certains apportèrent leurs armes. Ensuite, par réaction
à l'instauration par les Allemands du Service du Travail Obligatoire (STO),
assorti d'une déportation outre-Rhin, bon nombre de réfractaires se joignirent
aux rangs des dissidents. Et des centaines de milliers de jeunes gens qui
n'auraient jamais eu l'idée de prendre les armes contre les occupants y furent
ainsi incités. La seule possibilité d'échapper au STO était de fuir à la
campagne et de se réfugier dans une communauté isolée, ou bien de prendre le
maquis. A la fin de la guerre, si dix-sept pour cent de la jeunesse française
travaillait outre-Rhin, elle n'était pas moins étrangère à une inflation de la
Résistance, passée en quelques mois d'une modeste faction à un rassemblement
massif regroupant des millions de paysans, d'ouvriers et de victimes du régime
de Vichy.
La consigne générale donnée à l'AS et aux maquis sous l'influence de de Gaulle
ou d'officiers britanniques — soit les deux tiers environ des résistants — était
de n'attaquer les Allemands qu'en cas d'absolue nécessité. Pour l'heure, le
programme de sabotages et de destructions d'objectifs industriels vitaux restait
limité. De sorte qu'il n'y eut pour eux, entre 42 et 44, que des opérations
ponctuelles et des coups de feu somme toute réduits et destinés la plupart du
temps à tromper l'ennemi.
Le dernier tiers des résistants, les Francs-Tireurs et Partisans communistes
(FTP), refusait toute autorité, y compris celle de de Gaulle, et poursuivait une
politique entièrement différente. Ses membres souhaitaient que seuls les
Français participent à la libération du territoire espérant sans doute que la
gloire rejaillirait l'heure venue sur leur parti. A partir de fin 42 ils
entreprirent donc de gêner les Allemands partout et chaque fois qu'ils le
pouvaient, quel que soit le prix des représailles et quelle que soit l'utilité
stratégique de leurs opérations. Ils s'emparèrent ou volèrent, du même cœur, des
armes appartenant à Vichy, ou aux Allemands ou à des groupes de résistants non
communistes. Ce sont eux qui par la suite orchestrèrent presque tous les coups
de main menés contre la Das Reich dans la région de Montauban au printemps 44,
rejetant ouvertement la politique d'attentisme et d'immobilisme pratiquée par
l'AS. Leur chef, Charles Tillon, écrivait à ce propos : « Les Français savent
qu'une citadelle se prend plus facilement de l'intérieur et qu'aucune n'a
victorieusement résisté aux attaques de l'extérieur et de l'intérieur. C'est
pourquoi ils sont si étonnés d'être si mal encouragés et aidés en vue de jouer
un rôle décisif... »
Quelques-uns, parmi les maquis FTP, jouissaient dans leur région d'une fâcheuse
réputation. On les assimilait à des bandits parce qu'il leur arrivait d'exécuter
sans autre forme de procès des suspects de collaboration et cela de façon si
expéditive et cruelle qu'elle leur valait autant d'hostilité en France que de
représailles de la Das Reich et de la Gestapo. Beaucoup de non-communistes
admiraient, au contraire, l'énergie déployée par les FTP dans ses offensives
contre l'occupant. Ce qu'ils justifiaient par le raisonnement : « S'il n'y a pas
de violence comment la France saura-t-elle qu'il existe une Résistance ?» Aussi,
en juin 44, la Résistance devait-elle sans doute plus que ne veulent l'admettre
ses survivants à l'action des FTP. Mais la haine que les représailles allemandes
avaient fait naître dans des couches populaires — prolétariennes et rurales qui,
sans cela, seraient restées neutres, en était aussi une conséquence.
A Londres, rien d'autre ne semblait plus essentiel que le Jour J. Aux yeux des
gouvernements alliés et des hautes instances militaires, le succès de la
résistance résultait des difficultés qu'elle créerait aux Allemands et surtout
du retard qu'elle ferait prendre aux mouvements des renforts vers la Normandie.
Parmi ces derniers, à l'exception du nord de la France, la 2e Panzerdivision SS
représentait la plus redoutable menace à considérer.
Côté effectifs, à fin mai, on évaluait à 500000 le nombre des résistants actifs
en France, dont 10000 déjà pourvus d'armes par la section RF dans la région R 5
— englobant la Dordogne, la Corrèze, la Haute-Vienne et la Creuse —, principale
zone de combat de la Das Reich, et 9000 environ dans R 4, au sud-ouest du Lot.
On pensait que 16000 hommes de R 4 et 2500 hommes de R 5 étaient déjà armés par
la section F. Selon les chiffres de l'état-major des forces spéciales on avait
parachuté à la Résistance 75975 mitraillettes, 27025 pistolets, 9420 fusils,
2538 fusils mitrailleurs, fusils antichars et bazookas, 285660 grenades, 183
tonnes d'explosifs et de munitions, dont une proportion — non négligeable mais
inconnue — n'avait pas été réceptionnée par les intéressés, ou bien l'avait été
par les Allemands. Une pénurie chronique de tous les types de munitions
sévissait. La plupart des résistants ne possédaient que deux ou trois chargeurs,
quelquefois un seul, pour chaque arme et les réserves étaient maigres. A part
quelques bazookas ils ne disposaient pas d'engins lourds, malgré les constants
appels des groupes les plus étoffés sur le terrain. Mais il y avait à cela
d'excellentes raisons. Les engins lourds nécessitaient un entraînement et un
transport pour lesquels les maquisards n'avaient pas été préparés. Pour prix de
leur efficacité ils réclamaient des stocks de munitions extrêmement difficiles à
larguer et à manipuler au sol. Enfin, autre obstacle sérieux à toute manœuvre
complexe, l'absence totale d'appareils radio à courte portée.
SOE : sud de la France
Rares furent les officiers britanniques et français parachutés en France qui
firent usage d'une arme sous le coup de la colère, au cours des combats de juin
44. Leurs noms reviendront peu dans l'histoire de la traversée de leurs secteurs
par la Das Reich. Quant à comprendre ce qu'était la Résistance au Jour J, et le
cheminement de celle-ci, il est essentiel de mieux situer les hommes et les
femmes qui la composaient. Si pour ces milliers de résistants, armés de
mitraillettes et de grenades Gammon, le Jour J ne fut qu'un commencement, il
convient de rappeler que pour les agents du SOE et du BCRA c'était là
l'épanouissement de quatre années de labeur, la fin de la période la plus
difficile et la plus ingrate de la Résistance.
Hiller, officier de la section française, se trouvait dans le Lot. Cette région,
paysage de causses, avec moutons et chênes rabougris, à mi-chemin de la Dordogne
et du Tarn, était l'itinéraire direct de la Das Reich vers le nord. Lui-même
avait été parachuté en janvier 44 avec Cyril Watney, vingt et un ans, son radio,
pour prendre contact avec une organisation socialiste de résistance, appelée
Groupes Vény, dont la zone d'influence s'étendait de Marseille et Toulouse au
Lot et à Limoges. La mission d'Hiller consistait dans un premier temps à évaluer
leur potentiel et à armer les réseaux du Lot.
Né à Paris, d'un père anglais et d'une mère française, il avait fait là ses
études avant de se rendre à Londres, puis à Oxford (Exeter College). Il se
destinait à la diplomatie lorsque la guerre éclata. Comme beaucoup de futures
recrues de la section française il était de tendance pacifiste ; aussi
s'engagea-t-il dans le corps médical parce qu'il lui répugnait d'avoir à tuer.
En 42, pourtant, il changea de point de vue et entra à l'école d'officiers de
Sandhurst où le SOE le recruta. Il raconta à ses parents qu'on l'envoyait au
Proche-Orient mais, dans la nuit du 7 janvier 44, ce garçon très intelligent,
sensible, assez réservé, atterrissait près du lieu-dit « Les Quatre Routes »,
aux confins du Lot et commençait à vingt-huit ans une carrière d'agent secret.
Comme bon nombre de leurs camarades, Hiller et Watney furent désorientés et
abasourdis en touchant le sol français malgré les effusions du comité d'accueil.
Surpris par les phares d'une voiture qui roulait vers eux, ils se jetèrent dans
un fossé au moment où elle les dépassait et, à leur grande stupéfaction, ils
s'aperçurent que le petit groupe de résistants venus les attendre restait au
bord de la route, indifférent à la lueur des phares, mitraillette sous le bras.
Les deux Anglais comprirent qu'un gouffre séparait les mesures de sécurité
serinées à l'école de formation de Beaulieu de celles appliquées en France. On
les conduisit aux Quatre Routes dans une bergerie où ils passèrent leurs
premières nuits ; puis Watney fut hébergé dans une maison sûre d'où il pouvait
transmettre les renseignements et Hiller commença ses pérégrinations chez les
résistants du Lot.
Hiller se souviendrait de ses aventures au cours du printemps et de l'été 44. La
libération paraissait encore très lointaine en ce temps-là et l'emprise
allemande sur la France était à toute épreuve. Beaucoup de Français, hommes et
femmes, collaboraient avec l'ennemi : ils haïssaient et craignaient les
résistants, en qui ils voyaient des « bandits communistes » troublant la paix et
l'équilibre du pays. Toutes les filles qui se donnaient aux soldats de la Das
Reich, ou autres occupants, ne le faisaient pas toutes pour de l'argent. D'autre
part, la société française demeurait divisée depuis déjà la fin de la Première
Guerre mondiale. Parlant de la France, Sir Denis Brogan écrivait : « Sa
situation était unique. Elle était victorieuse mais, par beaucoup de côtés, sa
psychologie demeurait celle d'une nation vaincue. » Maints bourgeois des années
30, sinon presque tous, redoutaient moins le fascisme que le communisme et les
continuels revirements des hommes politiques rendaient les paysans très amers.
Leur mépris envers la capitale, leur haine des propriétaires et des curés locaux
traduisaient leur peu de goût pour l'autorité. La plupart des agriculteurs
labouraient placidement leurs terres, ou rentraient leur bétail vers de modestes
fermes, apparemment étrangers à la guerre et aux belligérants, ne se souciant
que de récoltes et de saisons...
Toutefois, une minorité de gens résolus risquaient leur vie et celle de leur
famille, ainsi que leurs biens, pour servir la Résistance. A ces hommes et à ces
femmes qu'il n'avait jamais rencontrés auparavant, Hiller allait confier son
destin. Mais déjà il existait une sorte de solidarité née des rapports établis
entre ceux qui cachaient et ceux qui se cachaient, et cela le touchait
profondément.
Jean et Marie Verlhac, déjà quadragénaires sous l'Occupation, étaient des
résistants légendaires. Jean avait « accueilli » dix-neuf des cinquante
parachutages opérés dans la région. Sa femme, une enseignante qui militait
depuis des années dans un mouvement syndicaliste, était l'un des cerveaux et le
principal moteur de l'extension de la Résistance dans le Lot. Chez eux Hiller
prépara, quelques jours après son arrivée, la charge explosive qu'un résistant
déposa dans l'usine d'hélices Ratier à Figeac, et ce fut l'un des plasticages
les plus réussis de la section F. Ainsi pendant des semaines, Hiller fut pris en
charge par des hommes et des femmes qui l'abritaient au cours de ses
déplacements dans la région, facilitant sa tâche, servant d'interprètes auprès
des « contacts » après les avoir soigneusement filtrés.
Il passa également plusieurs nuits chez Georges Bru, enseignant lui aussi, à
Saint-Céré — personnage trapu, carré, ayant le don d'organiser l'imprévu et d'y
pourvoir. Hiller le voyait rentrer chez lui par les nuits d'hiver, glacé
jusqu'aux os, matelassé de journaux sous son pardessus, ayant sillonné la région
pendant des heures, à cyclomoteur, pour s'occuper de son réseau. Malgré une
incessante procession de visiteurs clandestins la femme de ce dernier
entretenait la maison d'une façon irréprochable ; elle semblait passer son temps
à cuisiner éternellement en prévision des hôtes surgissant à l'improviste. Mais,
plus encore, c'était le spectacle des deux enfants faisant leurs devoirs à une
extrémité de la table de la cuisine alors que l'autre bout était encombré
d'explosifs et de chargeurs de mitraillettes qui bouleversait Hiller.
Quelquefois même ils pédalaient dans les rues pour repérer des Allemands ou des
miliciens et leur connaissance, si jeunes, des réflexes de la clandestinité
était pour le moins singulière. Ainsi, un soir, à Figeac, alors qu'Hiller se
trouvait dans la cuisine d'une autre institutrice, Odette Bach, on frappa à la
porte. Pierrette, la fillette des Bach, âgée de cinq ans, alla ouvrir. C'était
un gendarme. « Y a-t-il quelqu'un ? » demanda-t-il. Sans hésiter la gamine
secoua la tête et répondit : « Non, monsieur. » Le gendarme n'insista pas et
partit, mais Hiller ne devait jamais oublier cet instant. Trente-cinq ans plus
tard Pierrette ne put expliquer ce mensonge : elle avait simplement senti qu'il
fallait mentir. « Il y avait une telle atmosphère... », résuma-t-elle en
quelques mots, ajoutant par contre qu'elle avait toujours en mémoire sa joie
d'enfant lorsque Hiller l'avait emmenée au cirque.
Ces gens, conscients de leur angoisse et des risques qu'ils couraient,
l'émerveillaient. Les Bach faisaient des efforts considérables pour dissimuler
leur inquiétude et leur logis avait été surnommé « l'abri des chiens perdus »
parce qu'Odette ne repoussait jamais un fugitif de Vichy ou des Allemands. Avec
Hiller elle discutait pendant des heures de leur dada : le pacifisme. Puis elle
se rendait à l'école, où il lui était difficile de concilier son activité
secrète et l'apparence d'une existence banale : paiement des impôts, mariages,
baptêmes... Autour d'eux les paysans continuaient à vivre simplement,
travaillaient dans les champs, en blouse bleue et chapeau noir, dormaient sur
des paillasses en balle d'avoine, se rasaient le dimanche, faisaient eux-mêmes
de grosses miches de pain. Paradoxe de ces images, pour Hiller et les résistants
rôdait en permanence le sentiment du péril, ajouté au souci de précautions
supplémentaires dont il fallait s'entourer pour résoudre les problèmes courants
: se procurer un supplément de denrées, renouveler les cartes qui
conditionnaient l'existence, faire la queue à tout bout de champ.
Les Allemands s'aventuraient rarement en dehors des grandes agglomérations. De
temps à autre une Citroën noire traversait un village en trombe. La postière
téléphonait alors à son homologue, quelques kilomètres plus loin, pour le lui
signaler. A cette époque, bien sûr, seuls les occupants, les agents de Vichy et
le médecin du coin pouvaient rouler en voiture à essence. Malgré cette
impression de calme, deux fois par an, peut-être, un village subissait le
passage d'une des colonnes de répression de l'ennemi, si redoutées, battant les
campagnes où l'activité de la Résistance se faisait sentir. En 43 la Dordogne
souffrit durement des méfaits de la division B, la Corrèze et la Creuse de ceux
de la colonne Jesser. Cette année-là, 40000 Français, soupçonnés par l'ennemi,
furent arrêtés, déportés en Allemagne d'où beaucoup ne revinrent pas. Mais pour
un agent britannique, il y avait moins de risque en Dordogne ou dans le Lot qu'à
Paris ou à Lyon. Naturellement la tension et la crainte liées à la certitude de
ce qui arriverait en cas de capture ne s'estompaient jamais complètement, même
dans les moments les plus heureux et les plus détachés de sa vie secrète. Dans
des notes, pour un récit inachevé de ses aventures dans la Résistance, Hiller
griffonnait bien des années plus tard : « Expliquer ce qui motive des gens très
ordinaires... Arrachés à leur existence médiocre pour y retomber par la suite...
Montrer le mélange de tension et de légère fantaisie... L'extraordinaire
fraternité, l'immense joie d'être ensemble, entre nous, comme des enfants. »
Les premières semaines d'Hiller en France furent « pimentées d'une pointe
d'incertitude et d'étrangeté, car chacun travaillait dans le brouillard ». Il
fut tout à la fois consterné par le manque d'énergie de certains chefs régionaux
de la Résistance et conscient de sa propre insuffisance d'autorité. Sa seule
influence reposait sur son aptitude à procurer des armes et de l'argent. « Nos
projets dépendaient de plusieurs facteurs incertains : le temps, la quantité
d'armes ou d'argent disponible pour tel parachutage, l'absence de renseignements
sur ce qui se passait autour de nous et le sentiment d'être isolés de Londres,
dans un climat de sécurité précaire. » Hiller en souffrait et il lui fallait
parfois gaspiller du temps et des efforts considérables pour résoudre de petits
problèmes de logistique : trouver des retraites sûres pour Watney et son
appareil émetteur, « dénicher » un véhicule à gazogène, passer et recevoir des
messages, même à courte distance, alors qu'il était constamment par monts et par
vaux. Il lui fallut en outre des semaines pour surmonter son malaise dans les
lieux publics : « Quand j'arpentais la Grand-rue aux côtés d'un Jean bonasse,
j'avais l'impression d'aimanter tous les regards, jusqu'à ceux des chiens. Dans
ma tête, des haut-parleurs claironnaient : "Regardez l'Anglais qui vient de
débarquer, en costume gris prince-de-galles avec un béret tout neuf ! " »
Peu après son arrivée, un des colonels des Groupes Vény le conduisit à Limoges,
l'austère capitale de la porcelaine, afin de s'entretenir avec ses partisans. Ce
fut le premier de nombreux voyages analogues :
« Limoges était une ville dangereuse — assez petite pour que chacun se connaisse
mais assez grande pour que les étrangers y passent inaperçus. Et Limoges
fourmillait d'agents de la Gestapo, pas tous nés là d'ailleurs. » Le principal
contact des Groupes Vény à Limoges était Taillaux, « ... homme très prudent,
parfaitement entraîné au travail clandestin ; même dans les discussions il
traitait chaque sujet séparément et ne disait à son interlocuteur que ce qu'il
devait savoir...
Comme tous ceux qui menaient une vie en apparence régulière, les Taillaux
étaient constamment sur le qui-vive, car la police française et la Gestapo
pouvaient aisément les arrêter d'un moment à l'autre. Notables, très occupés par
uni travail qui servait de couverture à leur activité secrète, comme des
milliers d'autres, ils persévéraient dans leur vie régulière, voulant vivre au
grand jour leurs gestes quotidiens. »
Hiller et le colonel dormirent un jour dans la gare, fondus au milieu de
centaines de voyageurs ballottés par la guerre, dans l'incessant vacarme
nocturne des machines. L'Anglais somnolait, regardant le colonel endormi à ses
côtés : « Ce vieillard au corps couturé aurait pu choisir de vivre à Nice en
retraité. Cependant, avec son paletot élimé et ses chaussures usées, il dormait
dans cette salle d'attente pour échapper aux Allemands. Qu'il avait l'air
inoffensif, la tête inclinée vers sa rosette de la Légion d'honneur... ».
L'admiration d'Hiller pour les résistants ne diminua pas au fil des semaines,
mais très vite il s'aperçut que les réseaux étaient moins puissants que Londres
ne se le figurait : « Mon optimisme initial s'était envolé. Toute l'organisation
était bien plus faible que je ne l'imaginais. » Tandis que se constituaient des
dépôts d'armes parachutées il prit également conscience de l'absence d'un plan
précis pour leur utilisation : «Tout demeurait flou, comme nos idées sur ce qui
arriverait après le Jour J. »
Bien sûr, ces résistants n'étaient pas des baroudeurs par nature. Ces hommes et
ces femmes, d'une grande bravoure morale, faisaient tout leur possible pour
s'opposer aux Allemands. Mais ni leurs penchants ni leur environnement n'en
faisaient des tueurs. «Ce n'était pas, dans l'ensemble, une pépinière de héros
», écrivit-il encore. Ce disant, il ne cherchait pas à amoindrir le courage des
résistants mais uniquement à montrer la difficulté de pousser aux actes la
population agricole et un peu apathique du Lot, déplorant davantage le temps
perdu en jalousies et en querelles de clocher. Peut-être aurait-il dû « mettre
en route moins de projets et les suivre jusqu'au bout ; se montrer plus concret
; [adopter] une politique plus agressive, plus de fermeté, et de dureté ». Mais
là encore se jugeait-il sans doute trop sévèrement car ces complications étaient
en fait le lot commun de presque tous les officiers alliés lâchés en France.
Mais, cela, il l'ignorait.
Hiller se heurtait aussi à d'évidentes difficultés dans le maniement des maquis,
composés de groupes de jeunes résistants vivant, cachés dans la nature, en
hors-la-loi. La plupart étaient des réfractaires au STO et quelques-uns se
montraient plus satisfaits d'avoir coupé au travail obligatoire qu'à combattre
les Allemands arme au poing. Et en réalité, dans le Lot, les maquis les plus
nombreux et les plus actifs étaient ceux des FTP communistes auxquels s'étaient
joints bon nombre d'éléments plus ou moins exaltés, las de l'attentisme de
l'Armée secrète. Et Hiller de rappeler à ce propos :
« L'organisation des maquis était difficile. Rassembler les garçons par petits
groupes de deux ou trois ; dérober du matériel de camping dans les stocks du
gouvernement ; acheter de la nourriture. Disposer d'un camion pour une fuite
hâtive. Une fourniture importante et régulière de tabac était essentielle pour
le moral. Les recrues manquaient souvent de tenue et peu avaient accompli leur
service militaire. D'une certaine façon, ils souhaitaient de fréquents coups de
main car ils s'ennuyaient. Quelquefois, très rarement, on montait une opération
nocturne, mais nous passions chaque nuit de la bonne phase lunaire sur les lieux
de parachutages. Mais ce qui les rendait heureux, c'était de se voir confier une
petite mission à l'extérieur. Un jour, d'ivresse et de cafard, l'un d'eux par
ennui déchargea sa mitraillette en l'air.
On finissait par s'habituer à tout cela. On vivait en fonction de la lune et du
temps. L'attente était désespérante et impatiente, par les nuits noires,
l'espoir débordant au commencement de chaque nouvelle lune. Alors, on l'imagine,
les bulletins météorologiques étaient sérieusement analysés. Parfois des jours
entiers s'écoulaient sans qu'aucun message de la BBC nous soit destiné, le temps
étant visiblement trop mauvais et lorsqu'il faisait beau il fallait raconter à
tout le monde que le ciel était bas à Londres... D'autres fois encore il y avait
quantité de messages mais pas un seul pour nous. On enviait les autres ; on se
demandait si l'on n'était pas oubliés... »
De douze, en janvier 41, le nombre des Groupes Vény dans le Lot était passé à 48
en janvier 42, à 401 en juillet 43 avec 85 maquis, et à 623 en janvier 44 avec
346 maquis. Ils atteignirent leur zénith en juillet 44 après la grande
mobilisation du Jour J : 156 AS et 2037 maquisards (opérant comme tels et vivant
dans les bois ; les autres ne l'étant qu'à temps partiel). Pour les Français
avec lesquels il œuvrait, Hiller était la parfaite incarnation d'un gentleman
anglais de l'Intelligence Service auquel (toute la France en était persuadée)
appartenait chaque officier britannique. On l'aimait et on le respectait dans la
région. Aussi, alors que beaucoup d'officiers n'entretenaient aucun rapport avec
les circuits voisins, il en profita pour se mettre à collaborer étroitement, à
la fin du printemps 44, avec les réseaux de Corrèze et de Dordogne limitrophes
des siens. D'une certaine façon, il accomplissait sa mission avec un mélange de
tension et de « légère fantaisie » que des instants tels que le banquet chez «
Soleil » au cœur de la Dordogne expriment bien .
« Soleil », vingt-trois ans, était un jeune communiste originaire d'Avignon mais
habitant le quartier chaud de Marseille. Son vrai nom était René Cousteille. «
Sans peur et sans scrupules, meneur-né, petit, brun, débordant de vitalité »,
écrivait Hiller, ce dur avait constitué un maquis sur la rive sud de la
Dordogne, près du merveilleux village de Belvès fièrement planté sur sa colline.
De là il régnait sur une partie de la région et avait contraint les habitants
des hameaux voisins à cacher une certaine quantité de leurs stocks d'essence et
d'huile afin de s'assurer, selon Hiller, que tout le monde pâtirait d'une seule
indiscrétion. Au printemps 44 un jeune Anglais nommé Peter Lake — « Jean-Pierre
» de la section F — fit la tournée des maquis de
« Soleil » sur l'inconfortable siège arrière d'une moto, dans le but d'enseigner
le fonctionnement des armes à des auditoires impatients. « Jean-Pierre» ne se
sentait pas à l'aise parmi ces jeunes individus : le moindre mot déplacé pouvait
les mécontenter, et entraîner sa propre liquidation, sans autre forme de procès.
« Soleil », qui avait déjà menacé de mort son collègue du SOE, le «commandant
Jack », s'il s'avisait de suspendre les livraisons d'armes, était craint et
honni dans tous les environs à cause de sa pratique impitoyable consistant à
liquider tout suspect de collaboration. En outre «Soleil » avait ordonné à ses
troupes de réquisitionner tout ce qui était nécessaire où que ce fût. Mais le «
commandant Jack » respectait néanmoins la témérité de « Soleil », ainsi que son
caractère, et continuait d'armer des hommes qu’ils croyaient capables du
meilleur, le moment venu, dans une confrontation avec les allemands.
Les mois suivants Poirier et son patron se déplacèrent sans arrêt à l'est de la
Dordogne et en Corrèze, rencontrant les hommes de l'Armée secrète et des FTP,
organisant des parachutages et des séances d'instruction. Roger Beauclerk — «
Casimir » —, parachuté pour servir de radio à Poirier, s'était alors installé
dans sa nouvelle existence à la fois monotone et si éprouvante pour les nerfs.
Il faut rappeler qu'un ennui insupportable s'emparait des opérateurs radio entre
les émissions, car ces derniers ne pouvaient jamais s'éloigner en raison des
heures d'écoute ; en revanche, ils changeaient constamment de gîte pour déjouer
le repérage ennemi et, de ce fait, ne pouvaient se détendre au sein d'un
entourage sûr. Par là même, ils avaient trop de temps pour réfléchir et étaient
privés des compensations dont bénéficiaient les officiers. A moins d'être doué
d'une heureuse nature, doublée d'une patience inaltérable, comme Cyril Watney,
beaucoup ne pouvaient donc supporter longtemps cette tension.
En mars 44 Poirier s'absenta quelques jours pour aller voir sa mère dans les
contreforts pyrénéens. Le hasard fit qu'un soir, alors qu'il prêtait une oreille
distraite aux messages personnels de la BBC — dont aucun ne devait en principe
le concerner —, il entendit une phrase qui le figea : « Attention à Nestor !
Message important pour Nestor ! Ne retournez pas chez vous ! Jean est très
malade ! » Peulevé et son radio, Roland Malraux, venaient d'être arrêtés par une
terrible malchance, dénoncés par un voisin. George Hiller apprit la nouvelle et,
au prix d'une ingéniosité sans pareille, réussit à transmettre le message à
Poirier. Jacques prit aussitôt le train pour Martel, au nord du Lot, et se
rendit chez les Verlhac, tout heureux de le voir car ces derniers le croyaient
déjà aux mains des Allemands.
La Route
Quelques heures après le débarquement — à l'aube du 6 juin — une multitude
d'hommes à pied, en camion, en voiture et à bicyclette s'arma et prit le maquis
dans le Lot, la Corrèze et la Dordogne, comme partout ailleurs en France.
Entendant la nouvelle à Souillac, chez le coiffeur, Odette Bach pédala pendant
cinquante kilomètres jusqu'à Figeac, folle de joie. Son mari lâcha son emploi de
caissier au Crédit Lyonnais et — avec un certificat médical lui permettant de
toucher néanmoins ses émoluments — alla rejoindre son groupe. Jean Sennemaut,
chef du détachement de l'Armée secrète à Bellac, au nord-ouest de Limoges,
confia son bébé de neuf mois à une des grands-mères, abandonna son foyer alla
s'installer avec son épouse, sa mitraillette et ses grenades à douze kilomètres
en pleine campagne dans une ferme aménagée depuis des semaines pour servir de
lieu de regroupement. En Corrèze surtout les hommes accoururent en masse aux
rendez-vous de l'AS. Beaucoup cependant n'avaient jamais eu de contacts avec la
Résistance et les
stocks d'armes ne pouvaient pas permettre de tous les équiper. Aussi, lorsque
Deschelette — délégué militaire régional du général — apprit qu'un grand renfort
de gens affluait vers les compagnies Vaujour et Guedin, il se montra très
préoccupé, ne sachant comment on allait armer et tenir en main une pareille
concentration d'hommes. Or les renvoyer chez eux était impensable, surtout dans
l'état d'exaltation de leurs chefs. Deschelette — un velléitaire selon certains
de ses subordonnés — fut donc bientôt complètement désarçonné par la rumeur
d'une action des FTP autour de Tulle et, pis encore, par le bruit d'un
rassemblement de l'AS autour de Bergerac. Et pendant ce temps, en Corrèze, les
compagnies de Marius Guedin prenaient position — comme Vaujour et lui en étaient
convenus depuis des semaines — sur les ponts de la Dordogne et les nœuds
routiers à l'ouest de Brive.
Si la Résistance n'attaqua pas de front la garnison allemande de Bergerac dans
les jours qui suivirent, toute la région avoisinante se souleva aussitôt
ouvertement. Gunz bourg prit le commandement des résistants au sud de la
Dordogne et « Bergeret » — Maurice Loupias — fit autorité sur ceux au nord. Avec
un armement de quelque 2800 mitraillettes, 450 fusils, 100 fusils mitrailleurs
et 20 engins antichars, on estimait être en mesure d'isoler l'ennemi dans
Bergerac et de contrôler l'est de la Dordogne jusqu'à l'arrivée des paras
alliés. A proximité du terrain d'atterrissage de fortune qu'il avait retenu,
Gunzbourg regroupa les centaines d'hommes accourus en camions des quatre coins
du département, veillant à la distribution des armes, à l'aménagement du
terrain, à la sécurité. Mais il fut déçu par l'attitude des FTP du coin, qu'il
avait armés et qui refusèrent de prendre part au soulèvement de l'AS.
Heureusement « Soleil » arriva et prit position avec soixante de ses maquisards
à Moulaydier, entre Bergerac et Brive-la-Gaillarde.
[…]
En revanche, l'annonce du débarquement parvint au goutte à goutte et de façon
désordonnée aux officiers de la Das Reich. Beaucoup de soldats l'apprirent par
des civils français, jubilants ou inquiets, dans les rues de Montauban ou dans
les villages de leurs cantonnements. A cette nouvelle, les anciens éprouvèrent
un soulagement : pour eux, après l'attente et l'incertitude, la bataille
décisive avait commencé. Mais la plupart des commandants d'unité étaient tout à
fait conscients du manque de matériel et de moyens de transport, ainsi que de
l'insuffisance d'entraînement des conscrits. Ernst Krag, commandant le bataillon
d'artillerie d'assaut, avait dû compléter son effectif avec une compagnie
d'infanterie en cours d'instruction et le bataillon éclaireur d'Heinrich Wulf
attendait encore le complément de véhicules blindés lourds d'une compagnie...
Au petit château dont il avait fait son QG, Karl Kreutz, commandant
l'artillerie, apprit la nouvelle de la bouche de son adjoint opérationnel
Gestenburger, un réserviste entre deux âges qui avait été employé de banque
avant la guerre. Le vigoureux Kreutz, que sa jovialité différenciait notablement
de l'officier SS type, s'empressa de hâter l'activité de ses batteries. « Nous
savions que chaque jour était vital, donc chaque journée perdue était une
journée gagnée pour les Alliés. » Or, les canonniers de son bataillon de 105
étaient terriblement sous-entraînés et une unité entière manquait d'engins de
traction, à telle enseigne que, de leur propre initiative, les officiers de
quelques unités dispersées ordonnèrent aux conducteurs de réquisitionner dans la
population des tracteurs et des véhicules pour pallier l'insuffisance des moyens
de transport. Et ce n'était pas tout. Des officiers et des hommes étaient
absents, en stage ou en permission. Borkmann, capitaine adjoint dans l'unité de
chars d'Otto Pohl, revenait de son propre mariage en Silésie et il ne rejoignit
celle-ci, à la course, que quatre jours plus tard en faisant de l'auto-stop et
non sans périls pour sa personne. Dernière note fâcheuse au tableau : une
compagnie entière de chars manquait à l'appel car elle « touchait » en Allemagne
des Panzer V neufs.
Toujours est-il que dans les dépôts et les camps autour de Montauban on eut
bientôt chez les Allemands la certitude qu'allait parvenir dans les heures
suivantes l'ordre de faire mouvement en direction de la Normandie pour
participer, à 725 km au nord, à la contre-offensive sur les côtes. Mais, contre
toute attente, en cette journée critique du 6 juin, la Das Reich ne reçut aucune
instruction du groupe d'armées G. Aussi peut-on affirmer aujourd'hui que la
réaction hésitante, et mal coordonnée, des Allemands dans les premières heures
du Jour J fut un des facteurs décisifs du succès du débarquement. Comme
d'ailleurs les jours suivants : alors que, vague après vague, les forces
britanniques, américaines et canadiennes déferlaient sur les plages, seules
quatre divisions d'infanterie — faibles — et une division cuirassée de la VIle
armée Dollman affrontaient l'assaut des Alliés. L'OKW (Oberkommando der
Wehrmacht : Grand Quartier général allemand) en effet tergiversait, obnubilé par
le spectre d'une deuxième invasion magistralement accréditée grâce à un
diabolique stratagème des Alliés.
[…]
En fait il fallut attendre jusqu'à 17 heures pour que le 1er corps cuirassé SS,
sous le commandement de Sepp Dietrich, reçoive ses premières instructions : on
lui donna l'ordre d'attaquer à l'ouest de Caen le 7 juin aux premières lueurs du
jour. Mais l'artillerie et les bombardements aériens des Alliés, s'ajoutant à la
pénurie de carburant qui paralysait tout mouvement de troupes allemand,
empêchèrent ce corps blindé de franchir son point de départ à la date prévue et
sa première contre-attaque, tardive, ne fut lancée que le jour suivant. Dans
tout le Nord de la France la dislocation du réseau ferroviaire, les
bombardements
aériens et les problèmes de carburant avaient également eu pour conséquence une
dispersion des unités allemandes qui s'efforçaient, en progressant avec peine
sur des centaines de kilomètres de routes et de voies ferrées, de rejoindre la
zone des combats.
De sorte que, simultanément, les centres de transmissions du groupe d'armées B
furent submergés de mauvaises nouvelles — les succès alliés dans le Nord — et
vers ceux du groupe d'armées G, à Toulouse, déferla un torrent de messages
provenant de garnisons allemandes isolées dans le Midi et dans le Centre ;
toutes signalaient le soulèvement de la Résistance. Les messages se succédaient
:
« Impression grandissante que les maquis sont une force militaire rigoureusement
structurée et qu'une action efficace contre eux n'est possible qu'avec des
engins lourds et mobiles...
Tarbes est infesté de francs-tireurs...
OKW au commandant en chef de l'ouest : importance vitale de la protection des
mines de tungstène à l'est de Limoges...
Deux camions du bataillon de pionniers de la 2e Panzer SS attaqués, dans les
parages de Figeac, par des francs-tireurs avec mitrailleuse sur camion. Véhicule
ennemi détruit par canonnade. Cinq ennemis tués, deux SS tués, conducteur fait
prisonnier... »
De Bordeaux la 1re armée annonçait de son côté : « Les départements de la
Corrèze et de la Dordogne sont aux mains des terroristes. Une partie du
département de l'Indre et la ville de Tulle sont sous la coupe de bandes (Banden
: appellation habituelle de la Wehrmacht pour les groupes de résistants)
organisées.
Limoges est assiégée. Périgueux et Brive s'attendent à des attaques de bandes.
Tulle est depuis hier soir l'objet de tirs de mortiers et d'artillerie
(information du SD). »
Or depuis plusieurs mois déjà il était clair pour les chefs allemands les plus
compétents — surtout Rommel et Von Rundstedt — que de disputer à tout prix
chaque pouce de la France occupée aboutirait à un désastre militaire et
affaiblirait considérablement les troupes allemandes. Néanmoins — et cela se
passera le 16 juin —, quand Von Rundstedt adjura l'OKW d'abandonner tout le
territoire au sud de la Loire et de ramener sur le front de Normandie les seize
divisions d'infanterie alors dans le Midi, Berlin jugea ce projet «
politiquement impossible » et le rejeta. On comprend cependant que si, gardant
la tête froide, l'OKW et le groupe d'armées G avaient retiré leurs garnisons
régionales — affaiblies et visiblement en proie à la panique — pour abandonner à
la Résistance de grandes étendues dans le Midi, ils auraient évité d'immenses
problèmes. Car les résistants ne constituaient pas de menace militaire pour les
grandes formations et ils pouvaient être réduits sans difficulté une fois gagnée
la bataille de Normandie. Au lieu de cela le groupe d'armées G déployait de
manière fragmentaire hommes, canons et véhicules pour contre-attaquer les
résistants dans leurs bastions, situation d'autant plus inattendue que le plus
optimiste des tacticiens alliés n'eût pas osé imaginer, avant le débarquement,
que le haut commandement allemand serait assez stupide pour engager
d'importantes formations d'élite et pour employer contre les maquis des forces
absolument disproportionnées au danger que ceux-ci représentaient réellement.
Cette attitude, pourtant, était, bien avant le Jour J celle du général Heinz
Lammerding qui estimait essentiel de conserver la mainmise sur le Sud-ouest et
de liquider les maquis. Sa note du 5 juin 44 à l'intention du 58e corps allait
peser lourd sur maints événements :
« OBJET : mesures antiterroristes : L'essor des maquis dans la zone
Cahors/Aurillac/Tulle représente une menace qui pourrait exercer une influence
défavorable sur les opérations en cas de débarquement. Les objectifs poursuivis
par la majorité des terroristes sont le communisme et la destruction. La
population ne leur prête son concours qu'à son corps défendant (principalement
les classes possédantes et les fonctionnaires). Mais les mesures prises jusqu'à
présent contre les terroristes n'ont pas eu beaucoup de succès... »
Lammerding suggérait donc un matraquage de propagande pour convaincre la
population que les souffrances de la répression étaient imputables aux attentats
terroristes. Il préconisait en outre la confiscation de tous les véhicules à
moteur et des stocks de carburant dans les régions où sévissait le terrorisme,
des ratissages intensifs, le contrôle des déplacements, le quadrillage rigoureux
de Cahors, Figeac et Brive par de puissantes unités. Il alla même plus loin dans
l'audace :
« Je propose l'arrestation de 5 000 Français dans le triangle
Cahors/Aurillac/Tulle, le 15 juin, et de les déporter en Allemagne. Selon les
renseignements locaux les terroristes ont enrôlé dans cette région les classes
1945 et 1946. Si on éloigne ces 5 000 hommes l'organisation terroriste perdra
les éléments qui favorisent une importante expansion de sa puissance.
[J'échange] la libération d'un membre de la famille ou d'un ami prisonnier
contre tout renseignement sur un dépôt d'armes ou sur les chefs de maquis, et je
souhaite faire savoir que trois terroristes seront pendus (et non fusillés) pour
tout Allemand blessé et dix terroristes pendus pour tout Allemand tué...
... La division est convaincue que si ces mesures sont prises la région sera
pacifiée et qu'il n'y aura plus de problèmes pour les opérations dans
l'éventualité d'une invasion... »
Transmise au groupe d'armées G la note de Lammerding fut saluée au passage par
le commandant du 58e corps : « Se référant aux mesures punitives et aux
représailles préconisées par la 2e Panzer SS le général commandant est
chaleureusement d'accord. » Et tôt, le 7 juin, le groupe d'armées G envoya au
58e corps une longue dépêche commençant ainsi :
« L'amplification du terrorisme dans le Massif central appelle l'entrée en
action, immédiate et résolue, de formations majeures. En conséquence, par ordre
du haut commandement de l'ouest, et en accord avec l'état-major du Führer, la
189e division d'infanterie et la 2e Panzer SS sont immédiatement placées sous
les ordres du 66e corps de réserve. Ainsi réaffectée la 2e Panzer SS se
déploiera dans la région Tulle-Limoges où d'importantes formations de bandes
semblent s'être concentrées... »
Si bien que, malgré l'assaut des Alliés, une version du propre plan de
Lammerding entrait immédiatement en vigueur. Décision extraordinaire dont l'OKW
allait rapidement se mordre les doigts.
En effet, le 7 juin à 11 h 15, tous les éléments de la Das Reich furent enfin
avisés de l'imminence d'un mouvement et les commandants d'unités convoqués au QG
de Lammerding installé dans une villa de la périphérie de Montauban, hérissée
d'antennes et vrombissant d'activité. Dans tout le secteur, la journée et une
partie de la nuit furent employées dans la division à faire les pleins, à
rassembler carburant et munitions, à vérifier canons et véhicules. Ces
préparatifs de départ réjouirent la majorité des habitants du secteur concerné,
même s'il y eut quelques séparations sentimentales sincères. Ainsi quelques
filles attachèrent des fleurs au capot des véhicules et des autochenilles et
l'une d'elles donna même un sac de biscuits au soldat Schneid pour la route. «
Ses compatriotes lui ont-ils rasé la tête pour ce geste ? » devait-il penser
plus tard... La réciproque fut vraie aussi et quelques SS laissèrent aux civils
qui les logeaient des tickets de rationnement encore valables. Ernst Krag, lui,
se désolait à l'idée qu'il n'entendrait plus, remarquable au piano, le vieux
médecin qui l'hébergeait. Car, au-delà de la haine inspirée en bloc par les
occupants, nul ne pouvait éviter que se manifestât quelquefois sympathie ou
chaleur réciproque. Mais il fallait de la discrétion et plusieurs officiers
allemands ont raconté après la guerre que les familles chez lesquelles ils
habitaient s'excusaient en privé de ne pouvoir les saluer en public. L’une
d’entre elles, chez qui cantonnait un groupe de soldats, fut frappée par
l’ironie du fait qu’ils lui apportaient de la nourriture pour arrondir ses
rations et se comportaient parfaitement chez elle. Cela ne les empêchait pas
pour autant de revenir d’une descente chez les francs-tireurs, chargés d’un
véritable butin : pièces de rechange pour bicyclettes, canards, poulets, etc. Le
tout pris dans ces maisons qu’ils avaient écumées.
Toujours est-il que l’ordre de mouvement qu’il venait de recevoir posa d’énormes
problèmes à l’état-major de la division. Les véhicules à chenilles devaient
emprunter le rail pour des raisons de technique pure et de mécanique, après
réception de l'avis du 58e corps, le major Stuckler adressa aussitôt la demande
usuelle de transport par fer des chars et des canons d'assaut dont on n'avait
guère besoin dans les opérations antiterroristes. A sa grande stupeur, le 58e
corps la rejeta de façon ferme et inexpliquée. Suivit un échange de notes
acerbe. Stuckler eut beau dépeindre les conséquences qui en résulteraient, en
fonction de la longueur du trajet routier à accomplir, l'ordre fut maintenu :
chars et canons d'assaut rouleraient par leurs propres moyens vers le nord, via
Figeac et Tulle. C'était là sans conteste le premier résultat concret important
lié aux coupures de voies ferrées effectuées par la Résistance, et à l'œuvre de
Brooks et de ses équipes, à la suite du sabotage des wagons plats.
Un autre message furibond, toujours relatif aux transports routiers, fut
également adressé par la division au 58e corps. Depuis des semaines on avait en
effet donné l'assurance à la Das Reich qu'elle disposerait le jour venu d'un
nombre de véhicules français réquisitionnés soi-disant suffisant pour déplacer
un bataillon entier, et à plusieurs reprises l'état-major divisionnaire avait
averti le corps que faute d'une action préventive ces véhicules s'évanouiraient
mystérieusement lorsqu'on en aurait besoin. Eh bien, maintenant cette prédiction
s'était réalisée : ils avaient tous disparu et on ne savait où. On imagine donc
la fureur des officiers des unités de transport, qui avaient réquisitionné les
véhicules de leur propre initiative, lorsqu'ils reçurent l'ordre de les rendre à
leurs propriétaires... En effet, dans l'espoir de maintenir avec la population
un modus vivendi, après le départ de la division, le commandant de la région
insistait pour qu'aucun moyen de transport ne soit arbitrairement réquisitionné.
Pour les SS, c'était évidemment un comble, un nouvel et lamentable exemple du
comportement des garnisons régionales. Mais les ordres étaient les ordres, et il
fallut s'exécuter tout en entreprenant la difficile réorganisation des unités en
vue du mouvement à effectuer.
Stuckler, chef d'état-major de la division, était un administrateur compétent.
Trente et un ans, maigre et morose, il était le fils d'un directeur d'usine,
ex-sous-officier d'aviation de la Première Guerre mondiale. Lui-même avait
souhaité devenir pilote mais sa famille n'avait pas eu les moyens financiers. Il
était donc entré dans la police bavaroise et, trois ans plus tard, en 1935, dans
la nouvelle Wehrmacht. Après cinq années dans l'artillerie il avait suivi le
fameux cours du Grand Etat-major avant d'être appelé en janvier 44 à la 2e
Panzer SS. Dans l'immédiat, ce qui lui causait le plus de soucis, c'était bien
l'emploi des deux brigades de Panzer-grenadier. Elles manquaient cruellement de
transports et comptaient trop de recrues insuffisamment entraînées. On adopta
donc une solution de rigueur : le régiment Deutschland s'amputerait de son
meilleur bataillon — le 1er — et de tous ses moyens de transport au profit du
régiment Der Führer. Celui-ci transférerait son bataillon le moins efficace — le
2e— au Deutschland. La brigade la plus faible, la Deutschland, resterait à
Montauban avec le bataillon d'artillerie le moins bien équipé, et quelques
unités de soutien, jusqu'à l'amélioration de l'entraînement et des transports.
Aussi, après un nouvel échange de dépêches avec le 58e corps, le Deutschland,
commandé par le major Wisliceny, reçut l'ordre de constituer, avec les éléments
les mieux entraînés, un groupe de combat de 600 hommes qui assurerait — sous les
ordres de Toulouse — la surveillance de la région. Ce fort détachement allait
acquérir une sinistre réputation dans le Sud-ouest au cours des semaines
suivantes.
Donc, à l'aube du 8 juin, de longues colonnes de véhicules et de blindés
s'ébranlèrent dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Montauban. En
cahotant dans le petit jour blême elles quittèrent leurs camps et s'engagèrent
sur les routes qu'elles défoncèrent dans un grand vacarme de chenilles.
Organiser l'ordre de marche de 15000 hommes et de 1400 véhicules n'avait pas été
une mince affaire.
Le bataillon éclaireur de Wulf — l'Aufklärungsabteilung — ayant pris quelques
minutes de retard, le groupe d'état-major du Der Führer, précédé de ses
habituels motocyclistes, fonçait en direction de Cahors sans l'attendre.
Derrière lui, soulevant un long nuage de poussière, venaient des camions, des
half-tracks (Véhicule blindé, semi-chenillé) et des véhicules de combat. Dans
les half-tracks (chacun puissamment armé d'un canon) du bataillon éclaireur, les
soldats mangeaient des cerises et des saucisses achetées comptant à la brune et
corpulente épicière de Beaumont-de-Lomagne, leur hôtesse. Comme convenu, un
intervalle de cent mètres séparait chaque véhicule pour parer aux attaques
aériennes. Karl Kreutz, commandant l'artillerie, était assis à côté de son
chauffeur, une mitraillette entre les genoux — souvenir d'un parachutage, car
les soldats gardaient traditionnellement ce qu'ils trouvaient lors des «
nettoyages antiterroristes ». Alors que n'importe quel officier allié eût
volontiers troqué sa mitraillette Sten contre la Schmeisser allemande, bien
supérieure, il ne déplaisait pas à Kreutz de se servir d'une arme prise à
l'ennemi, à la manière des simples soldats. Derrière lui et son chauffeur, déjà
d'un certain âge, était assis le sergent-major Lehman, leur « zieuteur » — homme
désigné sur chaque véhicule de la division pour scruter le ciel à la recherche
d'avions à cocardes. Celui-ci aurait fort à faire après le franchissement de la
Loire...
Loin derrière le bataillon d'artillerie d'appui direct, celui des canons
d'assaut automoteurs, l'état-major de la division et les unités de DCA roulaient
deux bataillons de chars qui, bifurquant à Cahors, devaient emprunter la D 940
en direction de Tulle. Naturellement, si lors des manœuvres des détachements du
génie avaient suivi les colonnes de blindés et avaient réparé les dégâts
occasionnés au bitume des routes, ce raffinement n'était désormais plus de mise.
Sur les chars qui ne devaient pas entrer en action le jour même, deux nourrices,
de chacune, 160 litres d'essence, étaient arrimées derrière la tourelle — mesure
essentielle vu la précarité du ravitaillement, mais inimaginable en cas
d'attaque. Mais, les heures passant, le soleil, la chaleur, la saleté et la
puanteur régnant à l'intérieur des chars devenaient insoutenables. Les chars
avançaient bien plus lentement que les éléments légers et devaient faire halte
toutes les deux heures pour la pause et les réparations urgentes. Ainsi, à
quelques kilomètres à peine de Montauban les équipes d'entretien étaient déjà
sur les dents car les axes des patins de chenille lâchaient avec une régularité
déconcertante. Corth, le Schirrmeister, cheville ouvrière de la maintenance de
la compagnie de Pohl, galopait tout au long du convoi, talonné par ses hommes
ruisselants de sueur qui s'affairaient sur l'acier brûlant. Et pourtant ils
étaient reconnaissants à Pohl d'avoir resquillé des moteurs MAN pour les chars
Panther de leur compagnie, car d'autres unités, moins veinardes, équipées de
moteurs Daimler-Benz, peu sûrs, se heurtaient à de continuels ennuis. Le major
Tyschen — avec sa tête ronde et son effrayante cicatrice au menton —
papillonnait avec sa Volkswagen, vérifiant son nombre de chars et, au besoin,
transportant leurs chefs. Bref, cela sautait déjà aux yeux, cette marche
d'approche s'annonçait comme un cauchemar pour les équipages.
La division roula tout d'abord sans incident sur la nationale rectiligne,
longeant la voie ferrée entre Montauban et Caussade, puis elle entreprit la
sinueuse escalade des collines. Le pays découvert se prêtant mal aux embuscades
ou au coup de fusil d'un tireur d'élite, les hommes chantaient, décontractés,
les uns adossés à leurs armes, les autres agrippés aux ridelles du camion. La
crête gravie, ils aperçurent la route ombragée de platanes glissant vers Cahors,
passer sous le grand viaduc ferroviaire et enjamber le Lot avant d'entrer dans
la cité médiévale. Cette route était déjà parsemée des cadavres isolés de civils
abattus sous des prétextes d'intimidation ou de prévention par l'un ou l'autre
des convois qui remontaient vers le nord. Après Cahors, le bataillon éclaireur,
le régiment Der Führer, l'artillerie tractée et l'état-major divisionnaire,
suivis des unités de soutien, poursuivirent leur route vers Souillac et Brive,
plus au nord, tandis que les blindés lourds obliquèrent à l'est vers Figeac et
Saint-Céré. A une heure de distance, par route, le major Dickmann et son 1er
bataillon du Der Führer tournèrent à l'ouest vers Gourdon, dans le but de
pivoter dans l'est de la Dordogne pour protéger le flanc de la Das Reich en
Limousin. C'est à quatorze kilomètres au-delà de Gourdon, près du petit village
de Groléjac, que la division allait avoir à livrer son premier combat.
Selon les récits de la Résistance locale qui font état d'une opération menée par
« la 3e section, compagnie Rémy du maquis As de Cœur », à sept heures du matin,
le 8 juin, Marcel Vidal, maçon et maire de Groléjac, reçut la visite d'un
marchand de bois, Victor, l'un des hommes de Guedin, connu pour être un
dynamique résistant. « Les Allemands qui remontent vers la Normandie vont
traverser le village, annonça Victor ; et chacun d'entre nous doit faire de son
mieux pour les retarder ou les arrêter. » Vidal et Victor allèrent frapper aux
portes pour transmettre cet ordre mais tout le monde ne fut pas d'accord. Cela
valait-il vraiment la peine ? Quelles représailles exerceraient les Allemands ?
Combien seraient-ils, et Victor était-il certain qu'ils ne seraient qu'en
camions ?... Toutefois, l'un après l'autre, les hommes déterrèrent leurs armes
et, en discutant avec animation, gagnèrent le vieux pont qui franchit la
Dordogne à la sortie nord du village. Marcel Malatrait, boucher de son état et
radical-socialiste comme tant de Lotois, prit le commandement. Leur petite
troupe comptait deux maquisards de « Soleil » venus d'un bois proche où ils
campaient. L'un se posta sur un rocher surplombant la route pour annoncer
l'approche de l'ennemi par un coup de feu. Parenthèse singulière, le revolver de
Vidal lui avait été fourni par les Allemands, au titre de maire. Comme la
plupart des villageois présents ce matin-là, il possédait aussi un vieux fusil à
baïonnette de la guerre de 1914, chaque homme étant en outre pourvu de deux
grenades provenant des stocks de la Résistance. Si presque tous avaient servi
dans l'armée française (Vidal dans les chasseurs alpins) avant ce jour, aucun
cependant n'avait participé à un combat. De leur côté, les deux maquisards
n'avaient apporté qu'un seul fusil mitrailleur. Ils étaient donc quinze hommes
en tout et se dissimulèrent autour du pont, étroit et court, puis attendirent
patiemment, au soleil. Certains portaient l'espèce d'anorak marron adopté par
quelques soldats de l'Armée secrète, les autres étaient en bleus de travail et
s'étaient coiffés d'un béret, personne n'ayant la moindre idée de ce qui allait
advenir.
Louis Cauquil, l'un des hommes du pont, tenta alors de le traverser d'un bond
tandis que les Allemands avançaient et il fut lui aussi abattu sur la chaussée.
Le reste des maquisards, sans songer à leurs grenades, dévalèrent en hâte les
berges et se dispersèrent dans les fourrés. Alors le tir cessa. Les Allemands
remontèrent dans leurs véhicules, laissant sur place les cadavres des Français
et tandis que le convoi franchissait la Dordogne avec peu de pertes, Groléjac
retrouva le silence. Seules les flammes vomies par l'hôtel et les corps
jalonnant la route témoignaient du drame, geste de défi, spontané et follement
téméraire, qui en moins de vingt minutes venait de coûter la vie à cinq
résistants et à cinq civils qui n'y étaient pour rien. Aujourd'hui, près du
pont, une plaque rappelle leurs noms avec cette inscription : «C'est ici, le 8
juin 1944, qu'un convoi allemand subit un retard appréciable grâce au sacrifice
de ces patriotes. » Le convoi aborda ensuite le petit bourg de Carsac. En
franchissant le pont sur la Dordogne il se heurta à un camion transportant cinq
résistants stupéfaits. L'un parvint à s'enfuir mais les quatre autres furent
tués à bout pourtant.
Dickmann avait prévu de tourner à droite et de suivre la rivière jusqu'à
Souillac pour y reprendre la nationale. Comme, le 6 juin, à Carsac, les hommes
de Guedin avaient attaqué un avant-poste allemand juste après l'arrivée d'un
train blindé qui venait le ravitailler et que trois Français avaient été
blessés, la région désormais figurait sur les cartes allemandes comme un foyer
de résistance. Cependant les SS de Dickmann se trompèrent un instant de route et
empruntèrent, dans le bourg, celle de Sarlat, tirant sur tout ce qui bougeait.
Treize personnes furent froidement abattues en quelques minutes, dont un médecin
juif réfugié, Pierre Tréfail, un forgeron octogénaire, et un homme qui menait
paître ses vaches. Plusieurs maisons furent également incendiées. Se rendant
compte de leur erreur, les Allemands disparurent alors vers l'est après avoir
fait demi-tour et prirent la route qui longe la rivière.
A Rouffilac, aidés par des civils enthousiastes, les maquisards venaient de
dresser une énorme barricade en travers de la route. Le motocycliste ouvrant la
marche du convoi fut tué et bien qu'elle eût atteint au bazooka une voiture
blindée, la résistance put empêcher les Allemands de passer. Ces derniers
tuèrent un maquisard et en blessèrent deux autres que l'on soigna à l'hôpital de
Sarlat. Mais, côté civils, il y eut quinze morts. A peine deux kilomètres plus
loin les Allemands abattirent deux femmes aux abords de Carlux, puis il
rejoignirent la nationale à Souillac, un peu en retard sur l'horaire mais sans
autre incident. L'armée d'occupation avait fait payer à l'est de la Dordogne la
rançon de la révolte.
On notera que tous les résistants actifs mobilisés ce jour-là dans le Lot
appartenaient aux maquis FTP ou étaient sous les ordres de l'Armée secrète de la
Corrèze. D'ailleurs les Groupes Vény ignoraient tout simplement la proximité des
troupes allemandes et ne l'apprirent que trop tard. George Hiller le confirme :
« Nous n'apprîmes le mouvement de la Das Reich que par le fracas de son
avant-garde sur les routes du Lot. A vrai dire, il ne rencontra que peu
d'opposition, sauf à Bretenoux, mais les Allemands furent rapidement capables de
s'ouvrir là un passage. Deux jours durant on entendit le grondement des voitures
blindées sur la route et le crépitement des fermes qui flambaient, en
représailles. Les maquis de Dordogne eurent davantage de succès, en raison sans
doute de leur détermination très affirmée, mais aussi grâce à un terrain plus
propice. »
Commandé par Guedin le maquis de l'As de Cœur couvrait la Corrèze méridionale et
le nord du Lot. Un peu mieux armés que ceux de Groléjac ses hommes manquaient
cependant de cette confiance et de cette discipline qui ne s'acquièrent qu'après
une longue formation au sein de la même unité. Ainsi, très peu de résistants
respectaient la discipline de tir, le gaspillage des munitions étant le propre
de l'action de tous les guérilleros. Cela, le capitaine Maurice Parisot,
commandant du bataillon de l'Armagnac (le groupe de combat le plus efficace de
la Résistance), qui opérait avec George Starr, le faisait d'ailleurs remarquer
le 16 juin 44, après une opération de commando : « Les hommes tirent trop, sans
viser et souvent sans objectif, ce qui est inadmissible. Nous sommes pauvres en
munitions. En dehors des cas de surprise l'arme doit être épaulée et le coup ne
doit être tiré que sur une cible à portée de l'arme utilisée (mitraillette : 75
à 80 m maximum ; fusil : 300 m fusil mitrailleur : 1 000 m ; revolver : 15 m).
Les hommes ne savent pas utiliser les abris ou couverts ; ils stationnent à
découvert et se déplacent sans aller de couvert en couvert et d'abri en abri.
Les instructeurs devront donc immédiatement accorder une large part à ces
notions élémentaires du combat... Habituer les hommes à se trouver dans les
conditions du combat et à y garder leur sang-froid. Ils doivent, de plus,
constamment garder le contact avec leurs chefs. »
Certes, les Allemands étaient irrités et agacés, mais pas sérieusement entravés
dans leur marche et le groupe d'état-major du Der Führer, y compris son chef, le
colonel Stadler, dans sa voiture spéciale, roulait à vitesse de croisière quand
il atteignit le petit village de Cressensac, à 16 km au nord du lit de la
Dordogne.
Cette pittoresque localité, aux maisons habillées de vigne vierge, autour d'une
seule rue principale où montait la poussière sous le soleil de juin, avait été
le théâtre d'une échauffourée, le 31 mars, et deux résistants avaient été tués
par les Gardes Mobiles de Réserve — ces GMR de Vichy, généralement honnis. Dans
l'après-midi du 8 juin les premières voitures du Der Führer furent donc
soudainement accueillies par une rafale aux abords du village qui atteignit
plusieurs hommes et provoqua un début d'affolement. Les camions chargés de
fantassins s'immobilisèrent au bord de la route et, pendant quelques minutes,
les deux adversaires échangèrent un tir nourri sans effet décisif sinon que
l'infanterie, à sa grande fureur, se vit clouée sur place. C'est alors que
s'avancèrent en grondant les énormes blindés du bataillon éclaireur, doublant
les camions et le groupe de l'état-major, Wulf et ses hommes jubilant au
spectacle dès officiers d'infanterie qui, faute de pouvoir ouvrir le chemin au
convoi, s'étaient tapis dans le fossé. Puis les blindés pénétrèrent dans le
village en arrosant les positions des maquisards à coups de canon et à la
mitrailleuse. Un 75 mm Pak s'acharna sur les maisons d'où l'on tirait et parvint
à ébrécher le clocher. Après quoi, les résistants se replièrent vers l'est et
vers l'ouest, en laissant toutefois quatre morts sur le terrain. De leur côté,
les Allemands remontèrent en voiture et reprirent leur progression, précédés
cette fois par les half-tracks de Wulf. Il était presque 16 heures.
Cependant, à treize kilomètres au nord, à Noailles, au faîte de la colline qui
garde les approches de Brive-la-Gaillarde, un petit groupe d'hommes de la 1re
division, 6e compagnie de l'As de Cœur, surveillait les lieux en prêtant
l'oreille à la canonnade. Leur chef, le commandant Romain, s'entretenait avec
eux lorsqu'il entendit la fusillade à Cressensac. Sautant sur sa petite moto il
s'y rendit en toute hâte mais trop tard pour participer à l'action, et faillit
se heurter au convoi. Le groupe de Noailles venait d'être renforcé par neuf
déserteurs des GMR, beaucoup d'entre eux s'étant enrôlés dans la Résistance
depuis le Jour J. Plusieurs de ces gardes mobiles, dont leur chef, un nommé
Lelorrain, se trouvaient encore auprès de leur véhicule lorsque leur parvint «
un bruit infernal ». Le premier des blindés de Wulf débouchait sur la crête. Il
ouvrit instantanément le feu, atteignant du premier coup Lelorrain et plusieurs
autres. Quelques résistants ripostèrent mais la plupart durent s'éparpiller dans
les maisons et les jardins : après seulement trois heures passées au service de
la cause des Alliés le chef des GMR agonisait au bord du chemin parmi d'autres
Français déjà morts ou mortellement blessés. La longue côte de Brive était
ouverte aux Allemands. Toute la soirée, et tard dans la nuit, ils avancèrent
lentement, de village en village, chaque unité se livrant au passage à des
réflexions ironiques à propos de l'origine des flammes qui léchaient encore les
squelettes des maisons et au sujet des débris de chars à bœufs et d'arbres sciés
— vestiges de barricades rejetés sur les bas-côtés par les half-tracks. Mais les
maquisards de Guedin pouvaient s'enorgueillir d'avoir contraint la division Das
Reich à mettre six heures, au lieu de trois peut-être, pour effectuer les 64 km
la séparant de Brive.
Le 9 juin au matin, la 1re section de la 3e compagnie de l'As de Cœur gardait le
pont de Bretenoux sous le commandement, ironie du sort, d'un jeune Alsacien, le
sergent Frédéric Holtzmann, « Fred » pour ses hommes. Grand, blond, la
vingtaine, c'était le type même du garçon susceptible d'être enrégimenté chez
les SS s'il n'avait fui son foyer proche de la frontière allemande. Aux petites
heures de la matinée était parvenue la nouvelle (probablement par téléphone, des
environs de Saint-Céré où la Das Reich venait de passer la nuit) de l'approche
d'un convoi ennemi. Tirés de leur lit, beaucoup d'habitants avaient pris le
large, se cachant dans la campagne ou dans les bois, tandis que vingt-six
maquisards, nantis de fusils et de quelques armes automatiques, s'étaient
embusqués autour du pont et sur des toits pour contrôler les accès.
Empruntant la rue principale les premières voitures allemandes abordèrent le
pont vers 6 h 30. Deux maquisards envoyés à moto en reconnaissance du côté de
Saint-Céré ayant essuyé des coups de feu décrochèrent en vitesse, Mais les
résistants retranchés autour du pont ont déclenché à leur tour le tir. C'est le
début d'un engagement opiniâtre pendant trois heures pour ouvrir la route.
Alerté par les tirs à son PC de Montplaisir, Marius Guedin a dépêché un
sous-officier et un détachement pour se rendre compte de la situation. Mais
arrivés aux abords de Bretenoux il leur sera impossible d'approcher du pont et
ils se contenteront d'observer le combat : les Allemands utilisaient à présent
des mortiers et Guedin, ayant rejoint son détachement, jugera lui aussi qu'il
n'y avait rien à faire. Les SS, ayant enfin traversé la Dordogne à gué,
attaquaient les maquisards par les flancs et déjà Holtzmann, sévèrement touché,
ne pouvait plus bouger. Quant aux autres, il était déjà trop tard pour battre en
retraite. Plusieurs maisons et trois voitures allemandes étaient en flammes et
dix-huit des vingt-cinq défenseurs du pont venaient de succomber.
A 8 km au nord, à Beaulieu, un bref accrochage avec un autre groupe des hommes
de Guedin se solda par trois morts. Quant à la dernière section de la 3e
compagnie, embusquée au carrefour de La Graffouillère, encore plus au nord, elle
vit les blindés approcher mais n'engagea pas le combat. De sorte que le flanc
droit de la Das Reich put entreprendre alors la longue descente vers Tulle sans
nouvel incident.
D'après la Résistance les pertes subies par la division SS, entre Montauban et
Tulle au cours des 8/9 juin, se sont élevées à plusieurs centaines et beaucoup
de témoignages dans la région font état des mêmes chiffres. On sait aussi que le
colonel Kreutz fut consterné de découvrir qu'un petit détachement des services
de maintenance, demeuré en arrière du convoi pour réparer un véhicule en panne,
venait d'être massacré par des maquisards. Cela dit, aucune raison, semble-t-il,
ne permet de mettre en doute le bilan d'ensemble des pertes allemandes pendant
cette première marche, à savoir : une quinzaine de tués et plus de trente
blessés. Du côté français, nous l'avons vu, les morts dépassaient déjà la
centaine.
Voici par ailleurs le texte précisant simultanément les instructions du service
opérationnel de l'OKW et qui portait sur la situation en Corrèze, en Dordogne et
dans le Lot :
« Des rapports sur l'Armée secrète et les actes de terrorisme dans cette région
établissent que les actions des maquis atteignent des proportions considérables.
Le 66e corps de réserve avec la 2e Panzer SS, qui sont placés sous les ordres du
commandement militaire en France, doivent immédiatement passer à la
contre-offensive, châtier avec la plus extrême rigueur et de toute leur
puissance, sans hésitation. L'issue de ces opérations est de la plus haute
importance pour celles engagées à l'ouest.
Dans les régions partiellement infestées il est nécessaire de prendre des
mesures d'intimidation envers la population. Il est indispensable de briser
l'esprit de celle-ci par des exemples et d'éliminer chez les habitants toute
velléité de soutien aux maquis sous quelque forme que ce soit... »
Un trophée macabre gisait sur le capot d’un half-track. Il s’agissait de la
dépouille du maquisard Maurice Vergne, ramassée à Cressensac sur le bord de la
route.
En conséquence, on délibéra brièvement de la meilleure façon d'employer les
éléments de la division ayant le mordant nécessaire pour rétablir l'ordre. Pour
l'instant l'état-major divisionnaire — plus de cent hommes et trente véhicules —
irait passer la nuit à Tulle et Stuckler, son chef, prendrait langue le
lendemain avec le 66e corps de réserve à Clermont-Ferrand. Dans le cas
d'incidents majeurs à Tulle (des messages affolés de sa garnison parlaient
d'encerclement et de situation de crise), le bataillon éclaireur de Wulf, avec
ses blindés et ses canons de 75 mm, serait tout désigné pour venir rapidement à
bout des maquisards. Quant à l'artillerie, à la DCA et aux interminables unités
d'arrière-garde, elles camperaient sur la route de Brive à Limoges au fur et à
mesure de leur arrivée, le général Lammerding se proposant de superviser
lui-même leur disposition sur le terrain. Enfin le régiment Der Führer devait
continuer sans attendre sa progression en direction de Limoges. Comme prévu, il
se déploierait autour de la ville, afin d'appuyer la garnison locale. Seuls les
blindés lourds qui étaient encore loin, et cheminaient pesamment sur la route en
lacet au sud de Saint-Céré, rejoindraient un peu plus tard la division.
Pour l'Angleterre tout en déplorant son déclin. Peter Lake et feu George Starr
sont devenus agents consulaires. Plusieurs autres membres de la section
française enfin sont passés au SIS après la guerre. Il serait par conséquent
inopportun de révéler leur identité...
René Jugie, lui, habite une grande maison sur les coteaux de Brive bourrée de
documents sur la Résistance, entouré de souvenirs désormais à caractère
sentimental, du genre grenade Gammon, détonateur et mitraillette Schmeisser.
Marius Guedin a pris sa retraite de l'armée française comme général. Les Verlhac
sont morts, mais les Bru habitent toujours le charmant village de Saint-Céré.
Entourée des siens, Odette Bach se porte bien à Souillac.
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