L’histoire du journal et du mouvement Défense de la France

 



Conférence de Jean-William Lapierre pour le Musée de la Résistance azuréenne, octobre 2001



Jean-William Lapierre rejoint Défense de la France en 1943. Il devient le responsable des relations avec les autres mouvements. C’est un des " politiques " du Comité directeur de Défense de la France. Sous le pseudonyme de " Le Maisnois " ou " Scrutator ", il participe à la rédaction de Défense de la France, en produisant notamment des revues de la presse clandestine.




Dans la résistance à l’occupation nazie et à la politique de collaboration du gouvernement de Vichy il y eut en France deux sortes d’organisations : les réseaux et les mouvements.

Les réseaux étaient des organisations d’action militaire : sabotage, renseignement, évasion des aviateurs alliés tombés en parachute quand la DCA allemande abattait leur avion. L’initiative de ces actions venait parfois de groupes en France même (par exemple le réseau du Musée de l’Homme, le réseau Alliance) la plupart étaient fondés par des agents de l’Intelligence Service britannique (par exemple les réseaux Buckmaster) ou du BCRA (Bureau central de renseignement et d’action) de la France libre à Londres dirigé par le colonel Passy (Dewavrin)
[1]. Ces agents étaient parachutés en France.

[1] Colenel André Dewavrin Passy

Les mouvements étaient des organisations d’opposition idéologique et politique à la propagande nazie ou vichyssoise, des initiatives personnelles prises par des groupes de citoyens sans mandat ou des militants de base de partis politiques. Leur moyen principal était la publication clandestine de journaux, de cahiers, de livres même (comme ceux des Editions de Minuit).

Certes la réalité est toujours plus complexe que nos distinctions. Si les réseaux ne se souciaient pas de publier une presse (mais diffusèrent parfois des tracts envoyés de Londres) , certains mouvements, surtout en zone Nord n’eurent pas de presse clandestine et menèrent une action parallèle à celle des réseaux : ainsi l’ Organisation civile et militaire (OCM), qui eut pourtant un journal clandestin destiné à la jeunesse étudiante ; ou encore Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération. Il y eut chez les dirigeants de l’OCM des tensions entre le colonel Touny, orienté surtout vers l’action militaire, et Maxime Blocq-Mascart
[3] soucieux d’action civile et politique. Lecompte-Boinet [2], chef de Ceux de la Résistance refusait toute action politique et rejeta la proposition d’adhésion au MLN (Mouvement de Libération nationale) qui lui fut présentée au début de 1944 par Claude Bourdet[4]. Parfois certains résistants agissaient à la fois dans un mouvement et un réseau : ainsi Christian Pineau [5] fonda le réseau Phalanx et le mouvement Libération-Nord ; Jean Cavaillès, fondateur du réseau Cohors, fut membre du mouvement Libération-Sud, puis de Libération-Nord (ces deux mouvements portaient le même nom mais étaient indépendants l’un de l’autre). Enfin le Front National à direction communiste avait son organisation militaire, les Francs-Tireurs et Partisans (FTP).

[2] Jacques Lecompte Boinet  [3] Maxime Blocq-Mascart

[4] Claude Bourdet  [5] Christian Pineau

Il reste que la presse clandestine a été l’activité principale de mouvements qui portaient le nom de leur publication : en zone Sud Combat, Franc-Tireur, Libération ; en zone Nord Résistance, Libération, Défense de la France. Cet exposé traitera surtout de ce journal, celui que je connais le mieux. Il faut ajouter que la fraction résistante du Parti socialiste SFIO dirigée par Daniel Mayer
[6] publia clandestinement Le Populaire (tandis que l’ancien ministre socialiste du Front populaire Spinasse était autorisé par Vichy à publier L’Effort en zone Sud). Et le Parti communiste, après avoir en vain demandé en 1940 aux autorités d’occupation l’autorisation de continuer à faire paraître en zone Nord L’Humanité (le pacte germano-soviétique n’était pas encore rompu), publia clandestinement son journal.

[6] Daniel Mayer

Que faut-il faire pour publier n’importe quel journal ?

1 - Il faut le rédiger : informer et exprimer des opinions c’est sa raison d’être.

2 - Il faut le fabriquer : imprimer sur du papier ce qui a été rédigé.

3 - Il faut le diffuser : avoir un public de lecteurs.

4 - Dans la résistance, il fallait faire tout cela clandestinement.


1. La rédaction

Ceux qui fondent un journal clandestin en 1940-1941 sont des amateurs et non des professionnels du journalisme (sauf exceptions, par exemple Georges Altmann à Franc-Tireur ou Pascal Pia à Combat). Leur but est de s’opposer à la propagande nazie et à sa presse en zone Nord, à la propagande vichyssoise et à sa presse en zone Sud. La différence entre les deux zones, jusqu’à novembre 1942, doit être soulignée l’adversaire n’est pas tout à fait le même. Aussi trouvera-t-on beaucoup moins de dénonciations du pétainisme et du régime de Vichy dans la presse clandestine de zone Nord que dans celle de zone Sud.

A l’automne de 1940, à Paris, deux étudiants de philosophie à la Sorbonne, ancien khâgneux de Louis-le-Grand où ils se sont connus, réunissent une petite équipe d’une douzaine d’amis et amies pour fonder un journal clandestin : Défense de la France. Ils ont été jeunes officiers de l’armée française en 1939-1940, ont vécu la défaite. L’un d’eux, Robert Salmon, fait prisonnier, s’est évadé du convoi qui le menait vers les camps. Un industriel, patron d’une compagnie privée productrice de gaz (EDF-GDF, entreprise nationalisée, ne sera créée qu’après la Libération), a suggéré à Philippe Viannay
[7] de s’opposer à l’emprise idéologique de la propagande nazie et à l’information qu’elle diffuse. En effet, les autorités d’occupation ont eu l’habileté de maintenir à Paris un apparent pluralisme de la presse : il y a six quotidiens du matin visant des publics différents, un quotidien du soir, huit hebdomadaires - Tous sont soumis aux directives de la Propagandastaffel.

[7] Philippe Viannay

Les articles de fond de Défense de la France sont rédigés par un trio : les deux fondateurs, Philippe Viannay (qui signe "Indomitus", l’indompté) pour les articles d’opinion et Robert Salmon (qui signe Robert Tenaille) pour les articles de politique intérieure plus Jean- Daniel Jurgensen (qui signe Jean Lorraine), un normalien ami de Robert Salmon, pour les articles de politique étrangère. Il y a aussi d’éminents rédacteurs occasionnels : Alphonse Dain (professeur aux Hautes Etudes), Robert d’Harcourt (académicien, spécialiste d’histoire de l’Allemagne) ; Mgr Chevrot, curé de l’église Saint François-Xavier à Paris, qui a refusé de lire en chaire une lettre très “ pétainiste ” du cardinal Suhard. Enfin des membres du mouvement rédigent certains articles : ainsi Geneviève de Gaulle (qui signe " Gallia ") avant son arrestation et sa déportation, a fait connaître la personnalité et l’action de son oncle Charles dans les numéros 34 et 35, juin-juillet 1943 ; Jacques Lusseyran
[8] (qui signe " Vindex ") rappelle en 1943 que le 14 juillet est la fête de la liberté. Parce que, responsable des liaisons extérieures du mouvement, je recevais des exemplaires des journaux des autres mouvements, je fus chargé d’en faire une revue de presse.

[8] Jacques Lusseyran

Il fallait aussi fournir les informations que censurait la presse collaborationniste. Quelles étaient nos sources d’information ? Sur les divers fronts de la guerre, les actions de la France combattante, les déclarations du général de Gaulle c’était la radio de Londres, écoutée malgré le brouillage allemand, mais aussi la radio suisse romande de Sottens et radio Brazzaville, puis radio Alger après novembre 1942. Nous recevions aussi des documents et témoignages personnels. Le numéro 38 du 20 septembre 1943 présente deux photos de prisonniers russes transmises par un prisonnier évadé et une lettre de déportée parvenue à ses parents " au prix des pires difficultés ". Le numéro 39 du 30 septembre 1943 présente des photos d’enfants grecs squelettiques. A partir de 1943, la Délégation en France du général de Gaulle et le Bureau d’information du CNR fournissaient des informations sur le Comité français de Libération nationale (CFLN), devenu ensuite Gouvernement provisoire, et sur les débats de l’Assemblée consultative d’Alger réunie à la fin de 1943 ce qui me permit de rédiger pour le numéro 43 du 15 janvier 1944 un papier intitulé " Un mois de politique intérieure française ". La réception par les liaisons extérieures des communiqués des autres mouvements de résistance sur les actions de leurs groupes francs et maquis permettait aussi de rédiger une rubrique sur " la guerre en France ".


2. L’impression

Pour imprimer ce qui a été rédigé, il faut du papier. Or sous l’occupation allemande la pénurie de papier-journal (faute d’importations extra-européennes) avait pour conséquence sa répartition par les autorités d’occupation. Un tiers de ce qui était disponible était cédé au gouvernement de Vichy qui le répartissait en zone Sud à la presse autorisée ; les deux autres tiers étaient distribués à la presse collaborationniste de zone Nord par les autorités d’occupation. Comment s’en procurer pour la presse clandestine ? Il fallait l’acheter soit au marché noir, soit au prix normal à des papetiers ou imprimeurs sympathisants (et ce pouvait être un autre papier que le papier-journal de très mauvais qualité). Avec quel argent ? Au début, Défense de la France fut soutenu financièrement par Marcel Lebon et Alphonse Bottin, industriels, et par des dons de membres du mouvement ou de leurs amis. C’est seulement à partir de janvier 1942 pour la zone Sud, d’avril pour la zone Nord, que les mouvements de résistance furent reconnus par la France Libre à Londres et qu’ils reçurent des fonds de la délégation du général de Gaulle en France. Il arriva aussi que des mouvements qui n’avaient pas de presse et qui avaient pu se procurer du papier en cédaient à ceux qui faisaient un journal ; ainsi l’OCM donna deux tonnes de papier à Défense de la France. Le stockage de ce papier était tout un problème. Le chocolatier Alphonse Bottin en entreposa dans son usine jusqu’à 8 tonnes.

Les pages d’un journal sont composées avant d’être imprimées. La composition était typographique (la technique a complètement changé depuis) : des " caractères ", petits blocs de plomb sur lesquels est mise en relief une lettre, étaient placés les uns après les autres pour composer les mots à l’intérieur d’une " forme " (un cadre au format de la page). Puis on tirait de chaque page un cliché métallique qui serait ensuite mis sur la presse d’imprimerie ou un " flan " (de carton bouilli) sur lequel on pourrait faire un nouveau cliché.

Plusieurs journaux résistants furent composés et imprimés par des professionnels dans des entreprises d’imprimerie (en dehors des heures de travail normales). Des patrons de ces imprimeries et certains de leurs ouvriers le payèrent de leur vie : ainsi à Lyon André Bollier dit "Vélin"
[9] ", imprimeur de Combat tué par la Milice qui envahit ses ateliers en juin 1944 ; ou Eugène Pons, imprimeur de Témoignage chrétien, mort en 1945 au camp de concentration de Neuengamme.

[9] André Bollier dit "Vélin"

Le choix de Défense de la France fut différent : faire composer et imprimer le journal, avec du matériel et dans des locaux propres au mouvement, par des membres du mouvement - des étudiants formés à ce métier par l’imprimeur Grou-Radenez
[10], un de ses "cadres", Alain Radiguer, et deux de ses ouvriers typographes. La composition fut effectuée dans divers appartements " Le Bocage " dans la rue du même nom (deux chambres de bonne) ; " La Ruche " à Saint-Ouen ; " L’Asile " à Clichy, au-dessus d’un jardin d’enfants dirigé par Marlyse Gutmann, membre du mouvement ; " Les Mouettes ", square Desnouettes (Paris 15e). La clicherie fut installée par Alain Radiguer rue d’Alésia (Paris 14e).

[10] Jacques Grou-Radenez

Avant l’acquisition de presses d’imprimerie, les premiers numéros du journal (c’étaient plutôt des tracts) étaient tirés en offset sur une machine " Rotaprint ". Elle fut d’abord entreposée dans le sous-sol du laboratoire de géographie physique de la Sorbonne dont une assistante était membre de la toute première équipe du mouvement : Hélène Mordkovitch
[11], fille d’émigrés russes, future Hélène Viannay. Puis elle " voyagea " dans six autres lieux de juillet 1943 à mai 1944 avant de finir en Seine-et-Oise, dans une ferme de Nerville, pour imprimer les tracts et affiches des FFI commandés par Philippe Viannay ; quand la ferme fut la proie des SS le 15 août 1944, elle fut détruite. En avril 1943, le mouvement acquit une grosse presse de marque " Teisch " ; dans le local d’expéditions d’une usine d’Aubervilliers, plein de caisses de toutes dimensions, elle était cachée pendant la journée sous une énorme caisse. Nos " imprimeurs " y travaillaient le soir et la nuit. Quatre autres presses furent ensuite acquises : une "Phénix" installée dans une villa de Taverny où elle fut bientôt découverte par les Allemands ; une " Crafftsmann " qui imprimait deux journaux à la fois, installée dans un lavoir désaffecté de l’impasse Guéménée appartenant à une octogénaire ; enfin la " grosse Margot " (6 tonnes) et une " Minerve " installées dans un appartement loué de la rue Jean Dolent (Paris 14e). Fin mai 1944, le lavoir, " L’Asile " et la rue Jean Dolent furent découverts par la police française ou la Gestapo. Les derniers numéros (46 et 47) furent imprimés par Emilien Amaury, membre de l’OCM, futur patron d’un grand groupe de presse.

[11] Hélène Mordkovitch


3. La diffusion

La diffusion n’était pas moins clandestine que la fabrication. Elle se fit surtout " de la main à la main ", par les membres du mouvement dans leur milieu de relations personnelles ou professionnelles. A Pari, des groupes de diffusion composés d’étudiants donnaient le journal à des camarades en les priant de le faire circuler ; il y eut quelques distributions " à la volée " dans des amphis de la Sorbonne. Ces groupes furent renforcés et implantés dans les lycées quand, au début de 1943, une grande partie du mouvement des jeunes " Volontaires de la Liberté ", sous la direction de Jacques Lusseyran (étudiant aveugle), se rallia à Défense de la France. Bien entendu les aînés (Alphonse Bottin ; Marcel Lebon ; Gustave Monod, professeur de philo au lycée Henri IV ; Robert d’Harcourt
[11] ; René Tézenas du Montcel qui signait " Maître Jacques " ses articles dans le journal), etc. diffusaient des dizaines de numéros parmi leurs amis. Des groupes de diffusion suivant les réseaux de relations des membres du mouvement, se formèrent en province dans la zone Nord (Jura et Franche- Comté, Lorraine, Bretagne, Poitou, Nord). Un membre du mouvement, Claude Monod, fut nommé commandant des FFI de la région D (Bourgogne, Franche-Comté) où Défense de la France était fortement implanté et diffusé. En zone Sud, Suzanne Guyotat, Francis Cleirens et Hélène Roederer créèrent des groupes de diffusion à Lyon, dans l’Allier, la Savoie et la Haute-Savoie, à Montpellier, Nîmes et jusqu’à Tarbes. A partir d’octobre 1943, un accord interzone fut conclu entre Combat et Défense de la France : le journal de zone Nord imprimait et diffusait celui de zone Sud et réciproquement. Défense de la France fut imprimé à Lyon par "Vélin" sur des "flans" qui franchissaient la ligne de démarcation. Certains numéros furent aussi imprimés à Grenoble par l’imprimerie Prudhomme à l’initiative de certains membres de l’école des cadres d’Uriage dirigée par Dunoyer de Segonzac, avant qu’ils soient évincés et que cette école soit transformée par Vichy en centre de formation des cadres de la Milice de Darnand.

[11] Robert d’Harcourt 

En 1944, plus de 100 000 numéros étaient diffusés en zone Sud. Une difficulté était le transport de paquets de journaux à diffuser. La police ouvrait souvent les trop gros paquets suspects de contenir des denrées de marché noir. Les groupes de diffusion pratiquèrent aussi la distribution dans les boîtes aux lettres de quartiers ciblés. Exceptionnellement, Défense de la France fut distribué, sous la protection d’un corps franc, sur le boulevard Saint-Michel à Paris et aussi dans le métro (les diffuseurs entraient à une station, distribuaient aux voyageurs du wagon éberlués et sortaient à la suivante). Sous la direction de Geneviève de Gaulle (jusqu’à son arrestation), Défense de la France était envoyé par la poste à des adresses ciblées de personnalités pouvant être sympathisantes ou de collaborateurs à qui l’on voulait montrer l’existence d’une presse clandestine. Bien entendu les envois ne se faisaient jamais du même bureau de poste. Mais l’affranchissement (1,50 F à l’époque) coûtait cher. C’est pourquoi notre atelier de faux-papiers fabriqua un faux timbre à l’effigie du maréchal Pétain qui fut imprimé au domicile de Françoise de Rivière, membre du mouvement, rue de l’Université à Paris. 67 130 exemplaires de différents numéros furent ainsi diffusés par la Poste, dont 30 000 à Paris.

La parution d’un journal clandestin était irrégulière. Elle dépendait du papier disponible et aussi des conditions de sécurité. Entre juillet 1941 et août 1944 parurent 47 numéros de Défense de la France, soit une parution presque bimensuelle. Mais entre le 10 septembre et le 20 novembre 1941 il ne sortit aucun numéro tandis qu’il en sortit trois dans le courant de Janvier 1942. Avec la diffusion augmentait le tirage. Les premiers numéros, tirés entre 3 000 et 5 000 exemplaires, se limitaient à une feuille recto-verso. Il faut rappeler que les quotidiens collaborationnistes ou vichyssois vendus dans les kiosques n’avaient, à cause de la pénurie de papier, que quatre pages, ce que nous avons peine à imaginer, nous qui lisons des quotidiens d’une trentaine de pages. Le numéro 24 du 15 décembre 1942 fut tiré à 30.000 ; le numéro 38 du 20 septembre 1943 à 150 000 ; le numéro 41 du 11 novembre 1943 à 250 000 ; enfin le numéro 43 du 15 janvier 1944 (qui avait quatre pages) à 450 000. C’est le record de toute la presse clandestine.


4. La clandestinité

Les conditions de la clandestinité exigent que soit assurées le plus et le mieux possible la vie quotidienne et la sécurité des membres du mouvement et que toute précaution soit prise contre des défaillances des membres arrêtés, voire torturés. Pour le régime de Vichy, jusqu’à novembre 1942, les résistants étaient des "dissidents" qu’il fallait arrêter, incarcérer, juger et condamner à la prison. Pour la Gestapo et la Milice de Vichy (en 1943-1944), pour la propagande allemande, les résistants étaient des "terroristes" qu’il fallait, arrêter, incarcérer, interroger, torturer, et déporter ou fusiller. Le numéro 42 de Défense de la France (15 décembre 1943) publia un article intitulé "Terrorisme ou résistance ?". Sous le pseudonyme de G. Le Maisnois, j’essayai d’expliquer la différence entre les actes de résistance - actes de guerre contre l’ennemi (sabotages et meurtres de chefs ennemis, de policiers à leur solde ou de leaders de la collaboration)-et les actes de terrorisme, actes de brigandage ou de destruction atteignant la population civile, parfois commis par des provocateurs et attribués à la Résistance, ou encore règlements de compte personnels). Les " terroristes " que nous étions censés être devaient être protégés. La protection majeure, dans toute organisation clandestine, est le cloisonnement. Au cas où un membre arrêté céderait à la pression de l’interrogatoire ou de la torture, il faut qu’il dispose du minimum d’information nécessaire à sa tâche. Les diverses activités plus haut mentionnées étaient strictement cloisonnées, mais coordonnées par un Comité directeur où chacune était représentée par un responsable " général ". Tant que je travaillai seulement à la rédaction - et à la documentation pour les Cahiers où les dirigeants du mouvement allaient exposer leur projet pour la France libérée - je n’ai connu que Robert Salmon
[12] et Jean-Daniel Jurgensen [13]. C’est seulement quand, en septembre 1943, mes camarades m’ont confié la responsabilité des liaisons extérieures avec les autres mouvements, le CNR et les organismes en dépendant, la Délégation du général de Gaulle, etc. que je suis entré au Comité directeur et que j’ai connu Philippe Viannay, Charlotte Nadel [14] (fabrication), Genia (liaisons intérieures et service social), Jacques Oudin puis Georges Drin puis Jacques Richet (diffusion), Suzanne Guyotat (liaisons avec la zone Sud), Bernard Lebon (faux-papiers). Les réunions avaient lieu pendant toute la nuit une fois par semaine dans la villa de banlieue des parents d’Hélène Roederer. C’est seulement après la Libération que j’ai fait connaissance de la plupart de mes autres camarades qui avaient travaillé à la fabrication et à la diffusion. Chaque activité était elle-même cloisonnée : ainsi les petits groupes de diffusion ne se connaissaient pas entre eux. Le danger, comme on verra, était les "boîtes aux lettres" : des lieux où un camarade qui avait perdu le contact ou qui disposait d’une information importante pouvait déposer un message.

 [12] Robert Salmon   [13] Jean-Daniel Jurgensen 

[14] Charlotte Nadel



Certains résistants, en situation légalement régulière, menaient une double vie. Portant un nom de code dans leurs activités clandestines, ils gardaient une activité professionnelle et une vie familiale " normales ". Ainsi Jean Cavaillès fut mon professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure et de logique à la Sorbonne sans que nous sachions qu’il dirigeait un réseau et faisait partie de l’équipe du journal clandestin Libération. Robert Salmon, un des deux fondateurs de Défense de la France, était mon camarade de promotion à l’Ecole normale supérieure et fut mon "coturne" (c’est-à-dire partagea avec moi et deux autres la petite pièce de travail à quatre bureaux que nous appelions "turne") ; pendant presque toute une année universitaire, j’ignorais tout de son activité dans la Résistance jusqu’au moment où il me fît assez confiance pour me proposer d’y participer. Différent était le cas des résistants en situation irrégulière. Ainsi notre camarade Michel Bernstein, juif non déclaré tel au recensement, ou les étudiants requis pour le STO (Service du travail obligatoire en Allemagne) - ce qui fut mon cas à partir de juillet 1943. Ces clandestins, il fallait les loger, les ravitailler (leur fournir des tickets d’alimentation, qu’ils ne pouvaient obtenir régulièrement en mairie, ou des denrées de marché noir), les faire soigner quand ils étaient malades et leur procurer une fausse identité. Notre camarade Genia (fille de russes émigrés) était responsable de ce " service social ". Michel Bernstein et sa femme Monique Rollin étaient responsables de la fabrication des faux- papiers (non seulement cartes d’identité mais permis de conduire, certificats de recensement ou de démobilisation, etc.) Bernard Lebon assurait la diffusion de ces faux-papiers. Ce service se développa à tel point que Défense de la France devint le fournisseur de faux-papiers du Mouvement de Libération nationale (MLN) en zone Nord. Pour ma part, je me souviens avoir eu un rendez-vous dans la rue avec un prêtre qui était l’abbé Pierre pour lui donner une vingtaine de fausses cartes avec le Manuel d’utilisation des faux-papiers rédigé par Michel et Monique.

La diffusion publique du journal (dans les amphis de la Sorbonne, dans la rue, dans le métro), les transports de matériel, de machines, de paquets de journaux exigea la formation d’un groupe franc de protection sous la responsabilité de David Régnier
[15], neveu d’Honoré d’Estienne d’Orves.

[15] David Régnier

Malgré toutes les précautions et protections, les arrestations et déportations furent nombreuses. Le 20 juillet 1943, un agent de la Gestapo, étudiant en médecine (Marongin, dit " Elio "), infiltré dans le mouvement, eut connaissance d’une " boîte aux lettres ", la librairie pieuse du " Vœu de Louis XIII ", rue Bonaparte à Paris. Les policiers français au service de la Gestapo, dirigés par Bony et Laffont, y installèrent pendant une semaine une " souricière " : cinquante des nôtres y furent arrêtés et furent ensuite déportés ; parmi eux Geneviève de Gaulle. Le 3 mai 1944, trois camarades occupées à la clicherie de " l’Asile " furent arrêtées, puis déportées. Jacques Oudin et son successeur Georges Drin, responsables généraux de la diffusion, moururent en déportation. Suzanne Guyotat fut déportée à Ravensbrück mais en revint. En tout, dans l’ensemble de la France, 322 membres de Défense de la France furent déportés. 87 furent passés par les armes, mais surtout lors de combats qui précédèrent le Libération, notamment en Bretagne et en Seine-et-Oise Nord où Philippe Viannay avait été nommé commandant des FFI en mars 1944. Quelques-uns de ceux qui furent arrêtés parvinrent à s’échapper, ainsi Geneviève Monod et Pierre Héger. Le nombre des membres du mouvement homologués après la Libération est de 2 564. Le 8 août 1944 paraissait au grand jour à Rennes, dans la Bretagne libérée, le quotidien du soir du MLN, Défense de la France, qui dura jusqu’au 15 septembre. Le 22 août, pendant la libération de Paris, le premier numéro de l’édition nationale sortait des presses du 100 rue Réaumur qui, quelques jours avant, avaient imprimé la Pariser Zeitung (avant la guerre elles imprimaient L’Intransigeant). Trois mois plus tard Défense de la France devenait France-Soir sous la direction d’Aris Blank et Pierre Lazareff. Sortie de la clandestinité, la presse nouvelle allait connaître d’autres problèmes qui déchirèrent les mouvements où elle était née. Mais ceci est une autre histoire.

Recherches photographiques: Gilles Witz

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