Les tirailleurs indochinois dans la
campagne de France (1939-1940)
Le 3 septembre 1939, au début des hostilités, une seule formation indochinoise
est présente en métropole : le 52ème bataillon de mitrailleurs indochinois
(52ème BMIC). Forte de 23 officiers (1), 25 sous-officiers et 872 tirailleurs,
cette unité instruite et disciplinée est basée à Carcassonne depuis 1934.
En cas de conflit, le plan Mandel, ainsi baptisé du nom du ministre des
Colonies, prévoit l'envoi de renforts importants des territoires d'outre-mer.
Ceux d'Indochine sont destinés à former deux divisions, l'une pour le front
nord-est, l'autre pour le Levant. En 1939, les forces d'active d'Indochine
représentent 30.000 hommes, dont 17.500 autochtones, et leurs réserves bien
organisées offrent des ressources considérables.
La mobilisation s'effectue dans le calme avec le concours des populations
locales. Si ces dernières, du moins dans les milieux les plus évolués,
n'ignorent pas les menaces constituées par les dictatures d'Allemagne et
d'Italie, elles sont surtout inquiètes de la politique expansionniste du Japon,
qui depuis 1937 a envahi la Chine.
Les mesures de rappel des réservistes concernent 100.000 militaires, 12.500
gardes indigènes ou civils et 60.000 ouvriers. Au 25 juin 1940, jour de
l'armistice, 60.000 hommes auront été convoqués et 15.000 militaires dirigés sur
la France et le Moyen-Orient, en compagnie de 20.000 travailleurs. Ils ont été
affectés :
- à la 52ème demi-brigade de mitrailleurs indochinois (52ème DBMIC) issue du
52ème BMIC, puis après dissolution de cette dernière au 55ème bataillon de
mitrailleurs indigènes coloniaux (55ème BMIC),
- au 9ème régiment d'artillerie coloniale tracté (9ème RACT),
- à seize groupes de défense aérienne du territoire (GDAT) numérotés de 101 à
116,
- au 1er bataillon de pionniers indochinois (1er BPI) en Syrie,
- au 23ème escadron du train des équipages au Liban,
- à diverses unités des services : la 33ème section d'infirmiers militaires à
Beyrouth, les 8ème et 9ème bataillons d'ouvriers d'artillerie (BOA), les 15ème
et 18ème sections et les 703ème, 714ème, 717ème et 719ème compagnies de commis
et ouvriers militaires d'administration(COMA).
En avril 1940, 7.000 ouvriers débarquent à Marseille et le ministre de la Guerre
ordonne de constituer vingt bataillons de travailleurs indochinois (BTI). En
pratique, dans ces unités, tirailleurs et travailleurs vont être mêlés et les
corps ainsi formés auront un statut hybride. Plusieurs de ces formations
pourront être mises sur pied avant l'armistice, comme la 1ère compagnie
indochinoise de la région parisienne à Aubervilliers et le 1er bataillon de
travailleurs indochinois de la Vème région militaire à Orléans ; ces deux unités
étant à dominante militaire. En outre, des Indochinois travaillent à
l'Établissement technique et à l'École centrale de pyrotechnie de Bourges où ils
sont administrés par le 22ème BOA. D'autres sont employés à la compagnie 21/55
de la poudrerie du Ripault, près de Tours, à la compagnie 21/44 de l'atelier de
chargement de Clamecy et dans les usines d'armement ou de munitions de
Saint-Médard-en-Jalles, de Morcenx, de Tarbes et de Toulouse.
Ainsi, comme en 1914-1918 et en dépit de la brièveté de la campagne, l'Indochine
a offert à la France une aide importante et efficace. Le jour de l'armistice, de
nombreux renforts se trouvaient encore en mer. Ceux des cargos "Sontay" et "Linois"
furent débarqués à Diego-Suarez, d'où ils reprirent le chemin de l'Indochine
avec les cargos "Sontay" et "Cap Varella".
La 52ème DBMIC (Demi-brigade de mitrailleurs indigènes coloniaux)
52ème DBMIC
Le 10 mai 1940, la 52ème DBMIC, aux ordres du lieutenant-colonel Barbe, comprend
2.600 hommes, constitués en une compagnie de commandement et deux bataillons à
cinq compagnies de combat chacun. Affecté à la 102ème division d'infanterie de
forteresse, le corps tient seul un front de douze kilomètres le long de la
Meuse, de Mézières à Nouzonville. Il ne peut compter que sur une artillerie
obsolète et insuffisante.
Jusqu'au 13 mai, les tirailleurs sont l'objet de bombardements aériens qu'ils
supportent stoïquement. Dès l'aube de ce jour, ils sont pris à partie par les
soixante-douze canons de la 23ème division d'infanterie allemande et par de
nombreux avions qui les mitraillent en piqué. La riposte de notre artillerie est
faible, celle de notre aviation inexistante. Les premiers morts jonchent le sol
ardennais. Alors que son caporal vient d'être tué, le tirailleur Duong Van Kinh,
préposé à la cuisson du riz, continue imperturbablement son travail sous les
tirs ennemis.
Dans l'après-midi du 13 mai, les Allemands tentent de franchir la Meuse à
Nouzonville mais ils sont repoussés par les rafales des vieilles mitrailleuses
Hotchkiss 1914, servies avec sang-froid par les Indochinois. Pendant les deux
jours suivants, les tirailleurs s'accrochent au terrain et brisent les attaques
adverses. C'est alors que les chars de la 8ème Panzerdivision du Général Kuntzen
viennent appuyer les dix mille fantassins qui n'arrivent pas à percer nos
défenses. Les mitrailleurs sont submergés sous le nombre. Ils tentent encore de
contre-attaquer mais sont cloués au sol sous un déluge d'obus.
Très surpris de se trouver en face d'Asiatiques, les Allemands ont rendu compte
à leur Commandement qu'ils combattaient contre des "Chinois".
Le 15 mai vers 9h, l'ordre de repli arrive. Le mouvement est très difficile à
exécuter car toute la demi-brigade est au contact et en partie encerclée ; le
désengagement va durer jusqu'à 16h. L'adjudant Nguyen Van Thuong, tirant avec un
fusil-mitrailleur à la hanche, réussit une percée. Les tirailleurs Do Van Tac et
Nguyen Van Khet s'écroulent à ses côtés mais la petite troupe arrive à franchir
la Meuse. Désormais, la 52ème DBMIC peut être considérée comme anéantie et seuls
10 officiers et 500 tirailleurs, appartenant surtout au 2ème bataillon du
commandant Ségur, peuvent rompre l'étreinte adverse et se regrouper dans
Saint-Marcel où ils vont être attaqués par des blindés ennemis. Après avoir
tenté de résister, les mitrailleurs se rétablissent dans Thin Le Moutier en
flammes. Les sergents Mao, Nghi et Than commandent leurs hommes avec beaucoup de
sang-froid. Sous les ordres du capitaine Dupuy, chef de la 3ème compagnie, les
rescapés combattent ensuite, avec des Spahis, à Wassigny. Parvenus dans la
montagne de Reims, ils reçoivent l'ordre de rejoindre Carcassonne. A cette date,
réduite à 11 officiers et 159 gradés et tirailleurs, la demi-brigade est
dissoute (31 mai).
Les hommes de la 52ème DBMIC s'étaient bien battus ; plus tard l'adversaire leur
rendra hommage. Le 23 décembre 1940, dans le journal Deutsche Wehr, le
lieutenant-colonel Soldan écrivait : "A Nouzonville, une tentative de
franchissement de la Meuse échoua, par suite d'une forte résistance de
l'ennemi". Cet ennemi, c'était les "Chinois" qui avaient défendu opiniâtrement
le cours du fleuve, contre une troupe disposant d'une supériorité écrasante en
hommes et en matériel.
Le 55ème BMIC (Bataillon de mitrailleurs indigènes coloniaux)
Sous le commandement du chef de bataillon Reben, le corps est mis sur pied en
toute hâte le 5 juin 1940 à Carcassonne, avec des rescapés de la 52ème DBMIC et
des tirailleurs récemment arrivés d'Asie. Il aligne 511 Indochinois dont 2
officiers : les lieutenants Nguyen Van Dinh et Doan Vinh. Il gagne l'Orne le 13
juin et est affecté à la 237ème division légère d'infanterie. Il y reçoit la
mission de tenir sans esprit de recul la route du Neubourg à Conches. Le 14 juin
vers 10h l'ennemi attaque en force ; repoussé avec des pertes sensibles, il
réussit cependant à se maintenir dans le hameau d'Ormes, d'où il repart à
l'assaut. L'attaque porte surtout sur la 1ère compagnie de mitrailleuses
commandée par le capitaine Trancart et chargée de défendre le bourg de la
Gauberge, deux kilomètres en avant du bataillon.
Sous un feu intense le capitaine Trancart anime la résistance. La capote
déchirée par les balles, un mousqueton à la main, il communique son enthousiasme
à ses hommes. Secourant les blessés, ravitaillant les tireurs, donnant calmement
ses ordres, il est partout à la fois. Un mitrailleur venant d'être tué sur sa
pièce, il repousse le cadavre et continue le tir en attendant un remplaçant.
Constatant une infiltration allemande, il monte sur un arbre et abat plusieurs
assaillants. Son exemple est imité par l'adjudant Nguyen Van Duyet, le sergent
Nguyen Dong Mao et le caporal Nguyen Quang Hoang qui installent un
fusil-mitrailleur dans un pommier d'où ils font rapidement taire les pistolets
mitrailleurs de l'adversaire. Le tirailleur Huynh Vinh, agent de liaison du
capitaine, est blessé à ses côtés.
Le 15 juin à l'aube, nos positions tiennent toujours mais quarante avions
allemands prennent pour cible la 1ère compagnie. Quelques instants plus tard ce
sont les fantassins ennemis qui s'élancent à l'attaque, appuyés par de puissants
tirs de mortiers de 81. L'unité est décimée, isolée, sans ravitaillement et sans
appui. Mais le capitaine Trancart, ayant reçu l'ordre de se défendre jusqu'au
bout, entend lutter tant que l'extrême limite des forces ne sera pas atteinte.
Il transmet sa conviction à ses mitrailleurs qui sont bien décidés à ne pas
reculer. La compagnie se forme alors en carré et combat encore durant de longues
heures. Tous les assauts ennemis sont stoppés mais les munitions s'épuisent et
de nombreux blessés gisent sur le sol. La mort dans l'âme, le capitaine Trancart
donne aux survivants l'ordre de repli ; quant à lui, inébranlable, il reste
parmi ses tirailleurs morts ou grièvement atteints. Ainsi, un peu plus tard,
lorsque l'adversaire, le trouvera au milieu de son unité anéantie, un officier
allemand lui dira: "Monsieur, vous vous êtes bien battu, je vous félicite".
Sur les 174 hommes de la compagnie, seuls 19 Européens et 40 Indochinois étaient
indemnes. Certains de ces derniers, tels le sous-lieutenant Doan Vinh, le
sergent Nguyen Luoc, les tirailleurs Ha Van Bai, Le Duc Khan et Nguyen Van Hem,
réussiront à rompre l'encerclement et à rejoindre la zone non occupée. Ils
seront tous plus tard récompensés pour leur courage. La 1ère compagnie du 55ème
BMIC fut par la suite l'objet d'une très élogieuse citation à l'ordre du corps
d'armée.
Les trois autres compagnies tentèrent jusqu'au 24 juin de s'opposer à la ruée
allemande. Ce jour-là, ils réussirent à se rétablir sur la Boutonne. Ceux qui
avaient pu échapper à la captivité rejoignirent ensuite la région de Cognac, où
ils apprirent la signature de l'armistice. La 52ème DBMIC et le 55ème BMIC
furent les formations indochinoises les plus importantes à être engagées devant
l'ennemi. D'autres, plus modestes, sont cependant mentionnées.
Le 9ème RACT combat dans la banlieue parisienne et sur la Loire. Plusieurs
canonniers indochinois sont cités au cours de ces affrontements.
La 1ère compagnie indochinoise de la région parisienne se trouve au contact de
l'ennemi le 21 juin 1940 dans la Haute-Loire. Les sergents Huynh Chiem et Truong
Van Truong se distinguent en ces circonstances difficiles.
Le 101ème GDAT est encerclé par les chars allemands le 17 juin à
Baume-les-Dames. En tentant de percer l'étreinte de l'adversaire, le tirailleur
Nguyen est tué et son camarade Ha Don très grièvement blessé ; tous deux seront
décorés de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palme.
La 719ème compagnie de COMA et la 18ème section de COMA éprouvent des pertes ;
les tirailleurs Nguyen Van Ngan et Chiam seront gravement atteints.
Le 1er bataillon de travailleurs indochinois de la Vème région militaire
participe à la défense d'Orléans. Refusant de se rendre, le tirailleur Nguyen
Quan est abattu par l'ennemi.
Enfin, certains Vietnamiens de nationalité française se battirent dans des
unités métropolitaines, tels les deux futurs généraux et futurs beaux-frères Le
Van Kim, aspirant d'artillerie, et Tran Van Don, aspirant d'infanterie. Ce
dernier recevra la croix de guerre pour son courage à la Ferme d'Aunis, dans les
rangs du bataillon de marche de l'Ecole de Saint-Maixent.
Au cours de cette tragique campagne du printemps 1940, 13.769 Indochinois
avaient combattu dans la zone des armées. A l'automne de la même année, la
direction des troupes coloniales signalait que 3.151 d'entre eux avaient été
tués, blessés ou étaient considérés comme disparus. En réalité, un certain
nombre de ces derniers étaient tombés aux mains de l'ennemi. Ainsi, constants
dans leurs traditions de courage et de fidélité, les tirailleurs indochinois
s'étaient montrés dignes de la belle devise du 55ème BMIC : "Servir jusqu'au
sacrifice".
(1) Les officiers indochinois ne furent autorisés à servir en métropole qu'à la
fin de l'année 1938 alors que les premiers d'entre eux avaient été nommés en
1929.
Colonel Maurice RIVES