Émilien Vitry,
volontaire pour sauter sur Dien-Bien-Phu![]() Rencontre. "Nous avions des copains là-bas, notre place était avec eux." Cinquante-quatre ans, après qu’il se soit porté volontaire pour rejoindre, parachuté pour la première fois et pratiquement sans entraînement, ses camarades coincés dans la cuvette de Dien-Bien-Phu en Indochine, Émilien Vitry raconte. La vocation militaire d’Émilien Vitry s’affirme très tôt. Il naît le 12 septembre 1933 à Saint-Philippe. "Mon père, confie-t-il, faisait un peu de tout. Il était charpentier, menuisier, maréchal-ferrant, agriculteur. Nous étions trois enfants. Je suis allé à l’école jusqu’en troisième à Saint-Joseph. J’avais un petit-cousin militaire et mon envie d’être soldat vient de là. J’avais envie d’aller voir ailleurs ce qui se passait. Et puis de toute façon à Saint-Philippe, il n’y avait pas grand-chose à faire." Sur le mur de son appartement dionysien, une photo montre Émilien Vitry derrière ses parents avec son frère. Ce dernier porte un casque colonial, Émilien lui est coiffé d’un calot. Le 25 janvier 1952, Émilien Vitry a 18 ans et il saute le pas. À la caserne Lambert, il s’engage pour cinq ans dans la compagnie d’infanterie de marine de Bourbon. Le 5 juillet, le soldat de deuxième classe Émilien Vitry débarque sur les quais de Marseille. Il rejoint le quatrième régiment d’infanterie coloniale stationné à Toulon. "J’y ai fait mes classes, raconte Émilien Vitry avec une formation plus spécifique au combat à Fréjus. Là on nous a fait trois propositions : un départ pour la Corée, un départ pour l’Indochine ou le statu quo. Mais si on choisissait la troisième option on était certain d’être désigné d’office pour l’une des deux autres." Le jeune Réunionnais qui n’avait jamais quitté son île natale, opte pour l’Indochine. Le 18 décembre 1952, le voilà embarqué à bord du “Skaugum”. "C’était un bateau civil transformé en transport de troupes, se souvient Émilien Vitry. Le confort était des plus sommaires." Arrivé à Saïgon le 7 janvier 1953, Émilien Vitry est affecté à la première compagnie du quatrième régiment de tirailleurs marocains. Un concours de circonstance va le conduire une première fois à Dien-Bien-Phu dès le mois suivant. "À Hanoï, j’étais l’adjoint du chef-comptable, explique Émilien Vitry. Une partie de mon régiment se trouvait à Dien-Bien-Phu. Mes camarades ont envoyé une commande d’objets divers et j’ai été chargé de les acheter et de les acheminer sur place par avion." Dien-Bien-Phu n’est pas encore le camp retranché qu’il va devenir quelques mois plus tard. Émilien Vitry n’y passe qu’une nuit et en ramène un casque colonial en liège portant l’étoile du Viet-Minh, prise de guerre qu’un camarade lui a donnée et qui trônera longtemps dans son salon dionysien. En novembre 1953, les choses s’accélèrent. L’état-major français déclenche l’opération Castor (voir encadré). La compagnie d’Émilien Vitry est envoyée à Dien-Bien-Phu mais lui reste à Hanoï. "Nous étions tous accrochés à notre poste de radio et nous tous savions que la situation sur place était des plus catastrophiques. La garnison était déjà perdue. Pourtant tous, sauf un, nous étions volontaires pour rejoindre le camp retranché. Certains ont décrit ce volontariat comme étant l’acte de militaires à la recherche de galons ou de médailles, mais la spontanéité des réponses ne semblait pas pencher dans ce sens. Nous avions des copains là-bas, notre place était avec eux." Le 18 avril 1954, les dés sont jetés. "Le trésorier a réuni tous les "planqués" de la base arrière à Hanoï et a exposé la situation en mettant en avant le fait que les parachutistes ne pouvaient plus être largués sur Dien-Bien-Phu. Craignant de trop se démunir, le commandement faisait appel à des volontaires non brevetés pour prêter main-forte à ceux qui étaient assiégés." Émilien Vitry n’hésite pas. Il est volontaire. "Deux jours plus tard, nous avons été dirigés vers le deuxième régiment étranger de parachutistes pour y subir un "entraînement". Il consistait uniquement à sauter au sol de la carcasse d’un vieil avion pour apprendre à se recevoir au sol et surtout à écouter attentivement les recommandations sur les sangles au moment de l’ouverture, l’utilisation éventuelle du ventral et la position des jambes à l’atterrissage." Le grand jour ou plutôt le grand soir arrive dans la nuit du 22 au 23 avril 1954. Émilien Vitry a couché par écrit ses impressions sur ce premier saut qui allait être aussi le dernier (voir encadré). Au matin du 23 avril, Émilien Vitry est à Dien-Bien-Phu. Comme ses compagnons d’armes, il va avoir droit à sa part d’enfer. Dans l’enfer de la cuvette Après son saut, Émilien Vitry est récupéré par une équipe de ramassage constituée d’éléments vietnamiens de l’armée française. "Un lieutenant nous a situés à un camarade et à moi la position de notre compagnie sur le piton baptisé Éliane 2. Nous avons pu la rejoindre en suivant un circuit de tranchées boueuses et peu profondes." Depuis la mi-avril, Dien-Bien-Phu est devenu enfer. Les pluies incessantes ont transformé le camp retranché en bourbier. À cela s’ajoute le pilonnage des Viets. "J’ai été affecté à une mitrailleuse 12,7 mm pour faire du tir de harcèlement contre l’ennemi qui se trouvait juste en face de notre position. Un dicton militaire dit : qui tient les hauteurs tient les bas. Malheureusement, c’est nous qui étions en bas." Le 1er mai, Émilien Vitry et ses camarades sont relevés. Il rejoint le centre de la position. "Avec nous il y avait cinq ou six lieutenants blessés. Depuis quelque temps les hôpitaux souterrains du camp étaient pleins et les points d’appui comme celui dans lequel je me trouvais regorgeaient de blessés non évacués. Ils stagnaient dans la boue. Les moins atteints et les valides continuaient de servir les armes à la main." Émilien Vitry s’occupe des communications. Il exécute des missions de ravitaillement. "J’avais quelques vivres à mon arrivée, mais rapidement il n’y avait plus de nourriture. Par contre l’eau tombait du ciel en abondance." La fin est proche. Dien-Bien-Phu a de plus en plus de mal à être ravitaillée en hommes et en matériel. En dépit de ces difficultés, les combats font rage. Le 6 mai, à 21h30, l’ennemi donne l’assaut. "On ne le voyait pas, se souvient Émilien Vitry. "J’ai retrouvé mes copains dans un trou. Un camarade est parti vers le petit PC. Malheureusement au retour sans qu’il s’en aperçoive, il a été suivi par un Viet. J’ai été un genou à terre avec ma mitraillette. Une grenade est tombée entre mes jambes." Émilien Vitry ne le sait pas encore mais il est très grièvement blessé. Il reçoit trois éclats dans le poumon droit, deux dans la cuisse gauche et trois dans celle de droite. Ce n’est qu’en 1994, puis en 1998 que lui seront retirés les derniers éclats dans la cuisse. Il est encore conscient, mais ses camarades qui se replient ne s’encombrent pas des blessés. Émilien Vitry finit par s’évanouir. "A mon réveil après un jour, peut-être deux, je me suis dit qu’il fallait rejoindre la vallée sinon tout était fini. J’ai fait une sorte de marche vers la vie, je n’avais pas le choix. Je me suis dirigé vers les toiles de parachutes qui étaient rassemblées autour du poste de secours. J’ai dû traverser une rivière. En arrivant, j’ai été recueilli par un camarade valide qui m’a mis dans un trou pour me protéger. Mais, vu la gravité de mes blessures, je ne pouvais ressortir seul et ce sont mes cris de douleurs qui ont fini par alerter les secours qui sont venus me chercher avec un brancard." Les Viets sont désormais maîtres de Dien-Bien-Phu. Les médecins français travaillent sous leur contrôle. Émilien Vitry reçoit une piqûre de morphine. Les pansements sont réalisés avec des toiles de parachutes. "Ils étaient en soie et ce tissu est peu aéré. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite mais des bestioles se sont mises entre le pansement et ma peau. J’ai hurlé. Ensuite c’est l’infirmière Geneviève de Galard qui s’est occupé de moi et qui a nettoyé mes plaies. Elle était la seule femme française présente à Dien-Bien-Phu. Elle s’était retrouvée bloquée sur place lorsque son avion avait été touché par un obus en essayant de décoller. Pour nous tous, elle restera à jamais l’ange de Dien-Bien-Phu." Paradoxalement, ce sont ses graves blessures qui vont sauver la vie à Émilien Vitry. "Les Viets sont partis avec tous ceux mêmes blessés qui pouvaient marcher. Nous sommes restés 858 grabataires." Le 19 mai 1954, Émilien Vitry est évacué par hélicoptère vers l’hôpital de Luang Prabang. Le lendemain, il envoie un télégramme à ses parents pour les rassurer. Il mettra beaucoup de temps à se remettre de ses blessures d’hôpitaux en hôpitaux. Le 10 septembre 1954, Émilien Vitry est enfin rapatrié sur Marseille à bord du navire américain “USS Haven”. Après un séjour de convalescence dans son île natale où il se marie, Émilien Vitry retrouve l’uniforme. Il servira en Algérie, en Mauritanie, à Djibouti. Celui qui avait commencé sa carrière militaire comme deuxième classe partira avec le grade de lieutenant de réserve. Le premier saut Émilien Vitry n’oubliera jamais ce qui de toute sa carrière militaire aura été son seul et unique saut en parachute. "Dans l’après-midi du 22 avril, nous avons été avertis que le saut devait avoir lieu dans la nuit. Nous étions habillés en tenue de treillis avec des brodequins à clous et une chaussette par dessus pour ne pas glisser dans l’avion. Nous étions sans armes. Nos officiers nous avaient dit que si nous tombions dans les lignes françaises, nous serions armés. Dans le cas contraire, le problème ne se posait pas car nous serions au mieux faits prisonniers par les Viets." Dans l’avion qui vole vers Dien-Bien-Phu Émilien Vitry est fait caporal. "À l’intérieur de la carlingue, personne n’avait envie de parler. Au cours du vol, le responsable du largage a offert à chacun une cigarette. Nous avons été largués à 110 m. Le saut a été bref, pas plus de 10 secondes entre le largage et l’atterrissage. J’ai sauté parmi les derniers. Au sol, le comité d’accueil était composé de fouillis de barbelés, de tranchées, du lit de la rivière, le tout sous le harcèlement de l’artillerie adverse. Nous étions à la merci d’une erreur de largage. L’atterrissage a été un peu lourd, mais correct. J’ai entendu un appel lancé par un vietnamien. Je croyais avoir dépassé la zone de saut, mais non, il faisait partie de l’équipe de ramassage ! Dieu merci, j’étais encore chez des amis." Alain Dupuis CLICANOO.COM Publié le 18 mai 2008 |